Le cerf : un animal psychopompe

Discret la plupart du temps, le cerf devient en septembre l’hôte le plus bruyant et le plus tapageur des forêts. Son brame résonne alors à la tombée de la nuit ou à l’aube, parfois en journée, faisant tressaillir les quelques humains qui erreraient dans les parages. Il se trouve quelque chose de profondément mystérieux, presque de surnaturel, dans ce cri rauque et intense, qui tel le tonnerre au cœur des ténèbres parait émerger des entrailles mêmes de la terre. Avec un peu d’imagination, on pourrait tout à fait le croire sorti d’une dimension parallèle, d’un pays inconnu et inexploré… en bref, de l’Autre Monde cher à la mythologie celtique. Cela étant dit, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce « roi des forêts » ait été considéré, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, comme un symbole de passage entre la vie et la mort, et plus généralement entre la réalité et l’irréel. On parle alors d’un animal « psychopompe », c’est-à-dire qui permet le transfert entre les mondes, le voyage des âmes depuis la Terre vers l’Au-delà. C’est précisément cet aspect du cerf que nous allons essayer d’éclaircir, par le biais de pérégrinations qui nous feront partir de l’Irlande celtique et nous mèneront jusqu’à Poudlard.

Deux cerfs dans un bestiaire anglais. Vers 1220-1230.

La poursuite du cerf vers l’Autre Monde : un motif classique.

Il nous faut tout d’abord aborder un schéma narratif extrêmement répandu, qui voit un personnage se lancer à la poursuite d’un cerf qui, plus ou moins subtilement, le conduira à s’égarer jusqu’à atteindre un autre monde. Très souvent, cette rencontre a lieu au cours d’une chasse, durant laquelle le héros se sépare de ses compagnons sans s’en apercevoir. Ce motif s’observe à plusieurs reprises dans la mythologie celtique, aussi bien irlandaise que galloise.

En ce qui concerne la première, nous pouvons nous pencher sur l’histoire d’Oisin, fils du célèbre Finn. Celui-ci chasse en compagnie de son père, poursuivant des cerfs, quand il distingue, au milieu de la forêt, une jeune femme d’une beauté surnaturelle, montant un cheval d’une blancheur éclatante. La dame en question s’avère issue d’un royaume lointain nommé la « Terre de Jeunesse » et, éprise d’Oisin, elle l’invite à l’y rejoindre. Après des adieux émouvants à son peuple, notre héros part donc avec la ravissante inconnue, sur son coursier. Or, au cours de leurs voyages, plusieurs indices sont égrainés dans le manuscrit pour indiquer au lecteur un passage progressif vers le sidh, c’est-à-dire vers le pays des Tuatha-de-Danann, qui sont les dieux celtiques. Par exemple, ils voient « une jeune fille au sommet d’une vague sur un destrier brun, tenant une pomme d’or dans la main droite ». Or, la pomme est un marqueur de paradis, ce dont on sera convaincu en songeant au jardin d’Eden ou à la dernière demeure du roi Arthur, l’île d’Avallon. Mais surtout, et c’est précisément ce détail qui nous intéresse, ils aperçoivent une « biche sans cornes sauter agilement tandis qu’un chien blanc aboie derrière elle »[i]. Ainsi, l’animal mène symboliquement Oisin vers l’Autre Monde, et ce à deux reprises : d’abord en le conduisant à Niamh, ensuite en l’accompagnant vers la « Terre de Jeunesse ». Après quelques années, cependant, les paysages d’Irlande finissent par manquer à Oisin, qui décide de s’en aller en dépit des avertissements de son épouse. De retour dans son pays natal, il ne reconnait rien. Trois-cents ans se sont en fait écoulés, et lorsqu’il en prend conscience, le malheureux mortel tombe de son cheval, raide mort.

Dans la mythologie galloise également, c’est la chasse d’un cerf qui va conduire Pwyll, seigneur du royaume de Dyfell, à entrer en contact avec l’Autre Monde. Alors qu’il parcourt les bois, il entend des chiens qui ne lui appartiennent pas aboyer dans les parages. S’approchant, il découvre un cerf dans une clairière, qu’une meute mystérieuse, composée d’animaux blancs aux oreilles rouges, est en train d’attaquer. Pwyll les fait fuir et lance ses propres molosses sur la proie, jusqu’à ce qu’il aperçoive un cavalier venir à sa rencontre. Celui-ci est un dénommé Arawn qui, comme pouvait le laisser deviner la couleur de ses chiens, est issu de l’Autre Monde. Il reproche à Pwyll de ne pas avoir respecté les règles de la chasse en lui volant le cerf qu’il poursuivait. Par conséquent, afin de laver cet affront, il lui propose un pacte : tous deux devront échanger leurs places pendant un an. De plus, Pwyll devra affronter un certain Havgan, ennemi d’Arawn. Dans ce mythe, issu de la première branche du Mabinogion, Pwyll est donc conduit vers l’Autre Monde par la poursuite d’un cerf, qui lui fait rencontrer un être surnaturel qui lui en ouvre la porte[ii].

Cette rencontre d’un chevalier merveilleux par l’intermédiaire d’une chasse au cerf se retrouve dans le Lai de Tyolet, poème anonyme du Moyen Âge s’intégrant dans le cadre des légendes arthuriennes[iii]. Il met en scène un jeune homme vivant avec sa mère veuve dans la forêt, et à qui une fée a donné à la naissance la capacité d’attirer les animaux en sifflant. Mais un jour, il aperçoit un cerf qui ne s’approche pas et qu’il décide par conséquent de suivre. Celui-ci le mène à un deuxième cerf, puis traverse une rivière. Tyolet s’en désintéresse alors et tue le nouveau venu. Toutefois, quand il relève la tête, il se rend compte avec stupeur que le premier cerf s’est transformé en un chevalier, qui l’observe de l’autre côté de la rive. N’ayant jamais vu un tel individu, il lui pose une multitude de questions, jusqu’à ce que son interlocuteur lui ordonne de retourner chez lui afin d’enfiler l’armure de son père. Après cela, Tyolet se rendra à la cour d’Arthur où il vivra de nouvelles péripéties jusqu’à son mariage avec une princesse mystérieuse. Ainsi, c’est une fois de plus la piste du cerf qui mène notre héros au surnaturel, en l’occurrence à un chevalier métamorphe, incarnation de l’Autre Monde et de la magie.

L’imaginaire chrétien n’est pas en reste à ce sujet, et il nous offre même une figure psychopompe tout à fait singulière : celle du cerf crucifère, allégorie du Christ et de la lumière divine éclairant l’homme. Cette créature énigmatique se retrouve autant dans les Vies légendaires des saints Hubert et Eustache que dans un conte relatif à un roi écossais nommé David. Le premier, Hubert, était un seigneur passionné par la chasse au point d’en oublier ses obligations morales. Son péché est tel qu’il va jusqu’à pratiquer son activité favorite un Vendredi saint (c’est-à-dire à la date commémorant la mort de Jésus). Or, c’est précisément au cours de cette journée qu’il fait la rencontre d’un cerf qui lui apparait d’emblée comme extraordinaire : il est tout blanc et porte une croix scintillante entre ses bois. Hubert commence pourtant par traquer l’animal, mais s’interrompt brusquement quand une voix s’élève depuis le néant et s’adresse à lui en ces termes : « Jusqu’à quand poursuivras-tu les bêtes dans les forêts ? Jusqu’à quand cette vaine passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? ». Le seigneur finit par se prosterner et par suivre les conseils qu’on lui prodigue, se convertissant et dédiant sa vie à l’Église[iv]. Le motif est peu ou prou le même dans l’histoire de saint Eustache. Alors général romain, celui-ci poursuit une harde de cerfs quand il s’aperçoit que l’un d’eux est nettement plus beau et plus grand que les autres. Il décide de le prendre en chasse jusqu’à ce qu’il le rattrape et distingue un crucifix entre ses cors. L’animal s’adresse alors à Eustache et affirme être venu pour le sauver, en le menant vers le Dieu unique[v]. Enfin, pour ce qui est de David, roi écossais, celui-ci est déjà chrétien en 1128 lorsqu’il croise le chemin du cerf christique. Celui-ci l’attaque et l’oblige à se défendre en lui agrippant les bois. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il distingue la croix, qui l’incitera ensuite à fonder l’abbaye d’Halyrood (dont l’étymologie provient de « sainte croix », en scots)[vi].

Dans les trois cas que nous venons d’aborder, le cerf mène donc les personnages vers l’au-delà, les sphères immatérielles de l’existence, en l’occurrence en les conduisant à Dieu. Il les incite à délaisser les futilités humaines pour rejoindre quelque chose de plus grand et de plus spirituel, un « autre monde » en somme. L’allégorie christique que représente le cerf ne doit rien au hasard. Rappelons en effet que cet animal a la particularité de perdre ses bois tous les ans… mais aussi de les voir repousser. À cet égard, il est l’image du cycle de la mort et de la résurrection, qui nous ramène bien sûr à Jésus. Ainsi, le cerf, à l’instar d’Hermès dans la mythologie grecque, est le messager et passeur entre le monde des vivants et celui des morts ; entre la réalité matérielle et la dimension mystique.

La figure légendaire du cerf blanc.

Nous avons pu constater que, dans la plupart des épisodes narrés ci-dessus, les cerfs psychopompes se distinguent plus ou moins subtilement de leurs congénères par des caractéristiques physiques ou comportementales : ils peuvent être plus grands, plus agiles, plus beaux, plus rapides, se transformer en chevaliers ou encore porter un crucifix éclatant entre leurs bois… Mais le critère le plus répandu et le plus sûr qui nous permette de suspecter un cerf passeur de mondes est celui de sa couleur. Dans bien des cas, en effet, la créature en question est blanche, soit entièrement soit en partie. Au sein de la mythologie celtique, cette singularité est propre à tous les animaux venus de l’Autre Monde, et elle s’accompagne parfois de portions rouges, comme les yeux ou les oreilles (souvenons-nous par exemple des chiens d’Arawn). Le Moyen Âge poursuit cependant cette tradition en se concentrant davantage sur le cerf que sur les autres mammifères.

Ainsi, on retrouve la mention d’un cerf blanc dans le Lancelot-Graal, ce cycle de romans en rapport avec les chevaliers de la Table ronde et la quête du calice légendaire. Or, cette créature mystérieuse se fond une nouvelle fois avec la figure du Christ, intimement liée au Graal puisque l’on croit alors qu’il s’agit du récipient utilisé au cours de la Cène. C’est tout d’abord Lancelot, le chevalier-pécheur, qui aperçoit l’animal. Il porte une chaîne d’or autour du cou et est entouré de six lions, « qui le gardaient aussi précieusement que la mère son enfant ». L’amant de Guenièvre rencontre le même cortège un peu plus tard, cette fois en compagnie du magicien Mordred, et tous deux tentent de le suivre avant d’être interrompus par deux chevaliers qui les jettent à terre. C’est finalement Galahad, le chevalier au cœur pur, escorté de Perceval et de Bohort, qui parviendra à l’accompagner jusqu’à un ermitage où un vieillard est en train de dire une messe. Survient alors un phénomène qui prouve de façon indubitable le caractère surnaturel du cerf blanc, et son rapport avec l’Autre Monde : « Le Cerf en effet leur sembla devenir un homme et, sur l’autel, il prenait place dans un siège magnifique ». Les quatre fauves se transforment ensuite en quatre créatures ailées représentant les évangélistes – l’humain, le lion, le bœuf et l’aigle – et s’en vont en portant l’individu assis. C’est finalement une voix jaillie de l’au-delà qui révèle la véritable nature dudit individu : « C’est ainsi, dit-elle, que le Fils de Dieu descendit en la Vierge Marie, sans qu’elle en perdît sa virginité »[vii]. Le cerf blanc est donc le Christ. L’animal conduit symboliquement à Dieu, aussi bien pour Hubert, Eustache et le roi David que pour Galahad et ses compagnons.

Lancelot et Mordred croisant le cerf blanc escorté par des lions. XIIIe siècle.

Néanmoins, cet étrange mammifère n’est pas toujours auréolé de sainteté biblique. Dans le Lai de Graelent, par exemple, texte médiéval écrit par Marie de France, la biche blanche ne mène pas le chevalier à Dieu, mais à une belle femme nue, se baignant dans une fontaine en compagnie de deux servantes. Graelent, qui vient de repousser les avances de la reine, est pris de passion pour l’intéressée, à qui il dérobe les vêtements qu’elle avait suspendus à un arbre. S’en suit une scène de viol, conduisant de façon incompréhensible à une relation amoureuse consentie. Mais on apprend un peu plus tard que la dame n’est pas tout à fait humaine, puisqu’elle propose à Graelent de lui apparaitre où il le voudra et quand il le voudra. En réalité, elle s’apparente davantage à une fée, ce que la poursuite du cerf blanc pouvait aisément nous laisser supposer. Elle finit d’ailleurs par emmener Graelent dans l’Autre Monde, d’où il ne reviendra plus[viii].

Il est intéressant de constater que la figure du cerf blanc traverse les siècles, et se retrouve dans des œuvres contemporaines qui nous sont familières. Souvent, elle apparait aux protagonistes dans le cadre d’une chasse, ce qui souligne la persistance d’un même motif depuis l’Antiquité celtique jusqu’à nos jours. Toutefois, ceux qui ont la chance de croiser sa route ne sont pas forcément des chasseurs invétérés, mais plutôt des êtres singuliers, doux, dont le tempérament contraste justement avec le bruit et la fureur de la battue. Par exemple, dans House of the Dragon, qui est une série se penchant sur le règne des Targaryen plus de 150 ans avant la naissance de la célèbre Daenerys de Games of Thrones, il est question d’une partie de chasse organisée par le roi Viserys[ix]. Or, celle-ci est liée à la rumeur qu’un cerf blanc se trouve dans les forêts d’alentour. On considère alors que le mammifère pourra servir à départager les héritiers qui se disputent le trône futur, à savoir Rhanyra et son demi-frère Aegon. Néanmoins, quand la première rencontre finalement le mythique animal, elle refuse tout bonnement de lui faire du mal. Ils s’observent longuement, et cette seule interaction la convainc qu’elle est bel et bien l’héritière légitime. Ici, le cerf joue donc son rôle de « roi de la forêt » ; il choisit le monarque à venir. Cependant, il revêt aussi un caractère surnaturel évident, ce que la mise en scène souligne de diverses manières. La jeune fille est en effet isolée avec Sir Criston au moment de la rencontre, alors qu’une foule importante participe pourtant à la chasse. De plus, la scène est calme et silencieuse, et contraste ainsi avec celles qui précèdent et qui suivent, où le vacarme des chiens, des cris et des cors résonne de toute part. Enfin, elle a lieu dans une zone ouverte, au décor lumineux, qui se distingue de la sombre forêt où chevauchent les hommes[x].

La rencontre du cerf blanc dans House of the Dragon. Saison 1, épisode 3. 2022.

Le motif de la chasse au cerf blanc se retrouve aussi dans Les Chroniques de Narnia, mais cette fois l’animal joue un rôle inverse de celui qu’on lui connait d’habitude. Tandis que la créature escorte généralement les humains vers le monde merveilleux, c’est au contraire elle qui amène ici les enfants à quitter le royaume parallèle pour qu’ils rejoignent leur chambre. À la fin du premier tome, en effet, alors que Peter, Susan, Edmund et Lucy sont devenus des rois et des reines de Narnia, ils apprennent l’existence de rumeurs au sujet d’un cerf blanc qui errerait dans les forêts du pays ; un cerf blanc capable d’accomplir les souhaits de celui ou celle qui saurait l’attraper. Ils partent ainsi en chasse et finissent par repérer sa trace. Mais le cerf blanc ne se laisse pas capturer si facilement et les conduit à s’enfoncer dans les fourrés épais… jusqu’à un réverbère. Là, ils regagnent les souvenirs de leurs vies antérieures et se retrouvent malgré eux dans la garde-robe qui les avait jadis menés à Narnia[xi]. Dès lors, le cerf joue une fois encore le rôle de passeur entre les mondes… mais dans un sens qui n’est pas habituel puisqu’il dissipe en l’occurrence la magie pour raccompagner les enfants dans la société moderne.

Dans le jeu vidéo The Elder Scrolls V : Skyrim, une quête consiste aussi à chasser un cerf blanc, et ce afin de pouvoir communiquer avec une créature spectrale et surnaturelle nommée Hircine. Celle-ci a provoqué la malédiction d’un certain Sinding, l’amenant à devenir un loup-garou incapable de se contrôler qui a déchiqueté une fillette et a été conduit en prison. L’origine de ce sort est le vol d’un anneau, que le joueur doit donc rendre à Hircine pour qu’il libère Sinding. Toutefois, il n’existe qu’un seul moyen d’entrer en contact avec lui : il faut pour cela trouver et tuer le mythique cerf blanc. Ainsi, le cervidé est encore une fois un intermédiaire entre les mondes, une passerelle entre la réalité et la dimension spectrale qu’habite Hircine ; qui se présente d’ailleurs sous la forme d’un cerf fantomatique[xii].

Relevons pour conclure ce chapitre que le cerf blanc est dans la fiction un animal fantastique, féérique, à l’instar de la licorne dont il est du reste très proche symboliquement. Néanmoins, contrairement à cette dernière, il dispose d’une existence véritable attestée par la science. En effet, nos forêts sont bel et bien peuplées de cerfs blancs, qui sont en fait des cerfs touchés par le leucisme ; cette pathologie entrainant la pâleur de différentes parties du corps, dont la peau et les poils. Il va de soi que ces individus sont exceptionnels, et qu’ils deviennent souvent célèbres dans la région qui les abrite. L’île d’Arran, en Écosse, aurait par exemple accueilli un cerf blanc dans les années 1960, et la légende veut qu’on en ait aperçu d’autres depuis. Quoi qu’il en soit, l’animal est désormais la mascotte de l’île et de la marque de whisky qu’on y produit.

Le cerf entre la vie et la mort.

Dans le val Camonica, en Lombardie, se trouve l’un des plus vastes ensembles de pétroglyphes du monde. Or, l’étude des figures découvertes montre que le cerf occupait, déjà à la préhistoire, une place privilégiée dans l’imaginaire des hommes. L’animal est dépeint en train d’être chassé, certes, mais aussi sous la forme de créatures anthropomorphes dotées de bois, qui pourraient correspondre à des divinités[xiii]. Cette forte représentation du cerf dans l’art rupestre est commune à la plupart des grands sites connus, et on peut dès lors s’interroger sur le rôle symbolique que jouait cet animal. Il n’est pas impossible qu’il occupât déjà une fonction psychopompe, en permettant le passage des âmes trépassées vers les sphères divines.

Un cerf daté de la préhistoire sur les roches du val Camonica

Si pénétrer les esprits en des temps aussi reculés, et en possession de sources aussi restreintes, relève de l’utopie, on peut en revanche affirmer que le cerf de l’époque celtique tissait avec le monde des morts un rapport singulier. En outre, celui qui est devenu notre « roi des forêts » était mis en rapport avec le concept d’éternité, comme si les notions de vie et de trépas n’interféraient pas avec l’existence de cet être pur et enchanté, qui enjambait la frontière connectant les deux états. À ce propos, il n’est pas inutile de nous pencher sur un cerf particulier issu du conte irlandais de Culhwch et Olwen.

Cette histoire met en scène un jeune homme du nom de Culhwch qui, en raison d’une malédiction de sa belle-mère, est tombé amoureux d’une certaine Olwen, seule femme qu’il peut marier, mais qui, pour son plus grand malheur, est la fille du terrible géant Yspaddaden. Le monstrueux beau-père conditionne en effet la main de sa protégée à une succession d’épreuves, en apparence impossibles, dont certaines ne peuvent être réalisées qu’avec l’appui d’un être surnaturel nommé Mabon, « fils divin ». Mais il se trouve que Mabon a été enlevé dès l’âge de trois ans par sa mère et que nul ne sait où il est. Culhwch se fait alors aider par un certain Gwrhyr, qui a la particularité de pouvoir parler aux animaux et qui se met à enquêter auprès des habitants de la forêt. Or, l’un d’eux est le cerf de Redynvre, qui explique à Gwrhyr que quand il est arrivé à cet endroit, il n’y avait aucun arbre à l’exception d’un jeune chêne, qui depuis a grandi jusqu’à devenir un « chêne à cent branches », puis a péri pour n’être plus qu’une souche desséchée[xiv]… Il va de soi que la mention de l’arbre par le cervidé vise à souligner l’immense laps de temps qui s’est écoulé, d’autant plus qu’il est question du cycle de vie d’un chêne, réputé pour sa longévité. Ainsi, le cerf symbolise la vieillesse surnaturelle, l’éternité par-delà la mort… Il ne trépasse pas et enjambe la frontière qui sépare le monde des vivants au monde merveilleux.

Ce caractère immortel témoigne bien sûr d’une essence magique. De fait, il se retrouve chez le plus célèbre des magiciens du Moyen Âge, et peut-être même de tous les temps : Merlin. En effet, en ce en dépit du fait qu’il existe un « tombeau de Merlin » en forêt de Brocéliande, le sage protecteur de la Table ronde ne meurt généralement pas dans les récits que nous connaissons à son sujet. Mieux encore, sa vieillesse extraordinaire et sa longévité fantastique sont fréquemment soulignées dans les manuscrits. Né de la magie, il est un être surnaturel et donc présumé impérissable. En outre, l’arbre favori du magicien, celui sous lequel il divulgue ses prophéties, est le pommier, arbre de l’Autre Monde, mais aussi de l’éternité qui en découle. Dans la version la plus répandue, celle du Lancelot-Graal, Merlin finit par se faire emprisonner par la fée Viviane, au sein d’un lieu énigmatique où il devra subsister jusqu’à la nuit des temps. En revanche, jamais il n’est question de trépas au sens où nous l’entendons. Mais que vient faire le cerf là-dedans ? Eh bien, Merlin montre avec l’animal qui nous intéresse un rapport particulier. Non seulement il est capable de communiquer avec lui (comme avec les autres animaux de la forêt), mais il lui arrive également de se métamorphoser en cerf à l’occasion. Par exemple, dans le Lancelot-Graal, série d’œuvres anonymes datées du XIIIe siècle que l’on appelle aussi le « Cycle de la Vulgate », l’ensorceleur se retrouve sous la forme d’un cerf dans les forêts de Rome, puis jusque dans le palais de Jules César qu’il aide dans l’interprétation de ses rêves[xv]. Ainsi, à travers Merlin, le cerf montre une fois encore une relation étrange avec le fleuve de la mort, qu’il enjambe sans même être mouillé. Il traverse les âges au-dessus des âmes mortelles, tel un symbole d’éternité que nul ne peut atteindre.

Merlin, changé en cerf, discute avec l’Empereur. Manuscrit de la « Suite-Vulgate ». 1286.

Toutefois, si le cerf merveilleux symbolise l’immortalité, il n’en joue pas moins toujours son rôle de passeur d’âme vers l’au-delà. Ainsi, s’il franchit effectivement ce fameux fleuve entre la vie et la mort, il le fait souvent avec quelqu’un sur son dos. De fait, les cerfs sont fréquemment mentionnés en des lieux qui constituent une interface, ou un sas d’entrée vers l’Autre Monde. Dans la mythologie germano-scandinave, par exemple, existe un cerf nommé Eikthyrnir, qui selon l’Edda en prose de Storri Sturluson « se tient près du hall du père et mord les branches de Læradr »[xvi]. Or, ce fameux « hall du père » n’est autre que le Valhalla, c’est-à-dire le palais où Odin accueille les guerriers tombés au combat, qui sont invités à y festoyer et à s’y entrainer en attendant le Ragnarök. Dès lors, Eikthyrnir incarne à merveille la dimension psychopompe du cerf, qui ici reçoit les hommes dans le monde des dieux après leur trépas.

Dans bien des cas, il est aussi question d’un dieu-cerf psychopompe, œuvrant à la bonne tenue du passage des âmes vers le royaume des morts. Quand on songe à une telle entité, l’image de Cernunnos nous vient naturellement à l’esprit. Cette divinité gauloise ornée de cors sur la tête serait en effet liée à l’idée de cycle, et donc de voyage entre la vie et la mort ; ce que la perte et la repousse des bois peuvent laisser suggérer. Néanmoins, la pauvreté des sources dont nous disposons sur cette figure nous oblige à demeurer au stade des conjectures. L’iconographie nous offre pourtant quelques indices fort intéressants qui vont dans ce sens, comme le fait que le dieu soit tantôt représenté jeune et imberbe, tantôt en vieillard barbu, comme si son existence était un éternel recommencement. Quoi qu’il en soit, la fiction contemporaine n’a pas hésité à faire de Cernunnos un être psychopompe, favorisant le passage des vivants vers les sphères post-mortem. Par exemple, dans la série Zone Blanche, il est responsable de plusieurs meurtres visant à préserver la forêt dans laquelle il réside, mais il est aussi le gardien de la frontière menant à l’au-delà, choisissant ceux qui doivent ou non la franchir. Le début de la saison 2 le voit ainsi prendre soin du personnage principal de Laurène Weiss, et même la ressusciter en l’enfouissant sous la terre après qu’elle fut tuée par balle[xvii]. Dès lors, Cernunnos occupe l’interface entre les deux états, et joue avec ces derniers en passant les âmes d’un côté ou de l’autre selon son bon vouloir.

Représentation de Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup. Ier siècle av. J.-C.

La scène du dieu aux bois prenant soin du héros dans un sanctuaire au cœur de la nature n’est pas sans évoquer une autre œuvre contemporaine bien connue : le film d’animation Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki[xviii]. En effet, dans celui-ci, il est question d’une forêt menacée par l’économie humaine, engendrant un conflit au sein duquel prennent place l’action des personnages principaux que sont Ashitaka et San (la « Princesse Mononoké »). La forêt s’incarne dans un « Esprit », mystérieuse entité auréolée d’un caractère mythique et divin, qui prend la forme d’un grand cerf paisible au visage anthropomorphe. Or, le film comprend une scène durant laquelle Ashitika est sur le point de mourir à la suite d’une blessure par balle contractée dans un combat survenu dans le village des forges. Il est alors conduit dans le sanctuaire de la forêt par San, puis déposé dans l’herbe où il reçoit la visite de l’Esprit, qui le raccompagne dans le monde des vivants. Tout est mis en scène afin de montrer le pouvoir dont dispose le cerf d’octroyer la vie… ou au contraire de la reprendre. Ainsi, lorsqu’il s’approche, chacun de ses pas fait fleurir la végétation à l’endroit qu’il a foulé. À l’inverse, juste avant de guérir Ashitika, l’Esprit amène une plante à se flétrir par son seul regard. Dès lors, cet être énigmatique représente à merveille la dimension psychopompe du cerf, capable de dispenser aussi bien la vie que la mort ; l’abondance fertile et la décrépitude aride. Il incarne la force cosmique par excellence, décidant de la subsistance ou au contraire du déclin de chacun d’entre nous. L’Esprit accompagne les âmes dans cette zone trouble qui sépare la présence et l’absence, la vie et la mort ; il leur sert de guide. S’il permet à Ashitika de retourner sur la rive de l’existence, il abrège à l’inverse les souffrances d’un sanglier maudit en le conduisant vers le trépas. Notons enfin un détail intéressant : l’Esprit de la forêt est capable de marcher sur l’eau… ainsi que le faisait Jésus[xix], qui peut justement se manifester par la figure du cerf, ainsi que nous l’avons montré.

L’esprit de la forêt dans « Princesse Mononoké ». 1997.

Concluons ce petit tour d’horizon des cerfs psychopompes en abordant une œuvre célébrissime : la saga Harry Potter. En effet, celle-ci est marquée par deux rencontres majeures du cerf, qui à chaque fois sont en cohérence avec l’idée d’un animal charnière, connectant le réel et le surnaturel, gardant la frontière entre la vie et la mort. Tout d’abord, Harry et ses amis aperçoivent un grand cerf blanc dans le troisième tome, consacré au « Prisonnier d’Azkaban »[xx]. Il apparait miraculeusement dans la forêt interdite et permet ainsi de mettre en fuite les détraqueurs qui étaient en train d’aspirer leurs âmes. Dès lors, le cerf se manifeste comme un protecteur de la vie. Mais mieux encore, Harry imagine dans un premier temps que l’animal soit directement originaire du monde des morts. En effet, il suggère à ses amis que le cerf pourrait être son père, James Potter, qui en tant qu’animagus était capable de se métamorphoser. Il s’avérera que l’apparition était en réalité le patronus d’Harry lui-même, dédoublé grâce à un voyage dans le temps. Reste que le cerf en question ne trahit en aucune façon le symbolisme qui lui est associé ; il connecte effectivement les mondes entre eux, permet la jonction entre deux dimensions temporelles divergentes.

Sans revenir sur les divers patronus produits par Harry dans les tomes intermédiaires, penchons-nous maintenant sur le dernier livre, au sein duquel a lieu la deuxième rencontre cruciale d’un cerf blanc mystérieux. Harry, accompagné de Ron et d’Hermione, est alors à la recherche des horcruxes, c’est-à-dire des objets accueillant un fragment de l’âme de Voldemort. Montant la garde devant la tente au cœur d’une soirée hivernale, il fait face à un phénomène pour le moins troublant : il distingue d’abord une lumière entre les arbres, avant de s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’ « une biche blanche argentée, brillante comme la lune et éblouissante »[xxi]. Tout semble alors indiquer une apparition fantomatique, depuis l’heure de sa survenue jusqu’à la description de l’animal, d’une pâleur surnaturelle et ne laissant aucune trace sur la neige. La biche le mène finalement à un étang au fond duquel il trouve l’épée de Gryffondor. Bien sûr, le trio s’interroge sur cet étrange évènement… et comme dans l’exemple précédent, ils émettent dans un premier temps l’hypothèse que ce cerf puisse être une manifestation post-mortem. En effet, ils suggèrent que cette biche pourrait avoir été envoyée par Dumbledore en personne, et ce en dépit du fait que celui-ci soit mort depuis déjà plusieurs mois… Ainsi, le cerf aurait joué son rôle symbolique de passeur entre les mondes, d’intermédiaire avec l’au-delà. Toutefois, le lecteur apprendra finalement que la biche n’était une fois encore qu’un patronus : celui de Severus Rogue qui cherchait à les aider sans être découvert. Quoi qu’il en soit, le cerf apparait bel et bien comme l’expression des dimensions cachées, d’autant plus quand il adopte un pelage pâle le faisant ressembler à un spectre errant sur la Terre.

L’apparition du cerf blanc dans le film « Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban ». 2004.

__

Au terme de ce petit tour d’horizon, nous constatons donc que le caractère psychopompe du cerf est largement répandu et intemporel. Depuis les anciens mythes celtiques jusqu’aux films et livres récents, il présente une symbolique cohérente et se voit attribuer des rôles bien définis. Le cerf guide les âmes vers l’Autre Monde, garde la frontière entre la vie et la mort, et plus généralement se rapporte à la notion de passage. Il va de soi que l’exhaustivité est impossible dans le cadre d’un tel sujet, mais j’espère que les exemples évoqués permettront aux lecteurs d’observer le cerf avec un œil différent… ou d’écouter son brame en tenant compte du mystère qui entoure cet animal légendaire, qui a de tout temps fasciné l’homme. Dans ce son guttural et profond, quiconque tend l’oreille peut percevoir les échos de mondes lointains et cachés ; des mondes où il peut arriver aux âmes mortelles de se perdre s’ils se mettent à suivre les empreintes de sabots.

Pablo Behague. « Sous le feuillage des âges ». Octobre 2024.


[i] Auteur inconnu, XVIIe s., Oisín ar Tír na n-Óg.

[ii] Auteur inconnu, XIVe s., Mabinogion, première branche.

[iii] Auteur inconnu, XIIe-XIIIe s., Lai de Tyolet.

[iv] Hubert le Prévost, XVe s., Vie de saint Hubert.

[v] Auteur inconnu, Ve-VIIe s., Vie et Passion de saint Eustache.

[vi] Halfdan Ozurrson, 2018, The Great Hunt: The Historical Perspective and Themes in the Mythology of the White Stag.

[vii] Auteur inconnu, XIIIe s., Le Lancelot – Lancelot-Graal.

[viii] Marie de France, XIIe s., Lai de Graelent.

[ix] George R. R. Martin et Ryan Condal, 2022, House of the Dragon – S.1, E.3.

[x] Florie Maurin, 2022, Cerfs blancs à l’écran : résurgences et reconfigurations d’un motif médiéval dans quelques productions de fantasy.

[xi] Clive Staples Lewis, 1950, The Chronicles of Narnia – The Lion, the Witch and the Wardrobe.

[xii] 2011, The Elder Scrolls V : Skyrim – jeu vidéo.

[xiii] Cindy Cadoret, 2020, La chasse comme rite initiatique dans la mythologie irlandaise : la formation du guerrier et l’action préliminaire à la découverte et à la rencontre surnaturelle.

[xiv] Auteur inconnu, vers le XIe s., Culhwch ac Olwen.

[xv] Auteur inconnu, XIIIe s., L’Estoire de Merlin – Lancelot-Graal.

[xvi] Snorri Sturluson, XIIIe s., Edda en prose.

[xvii] Mathieu Missoffe, 2019, Zone Blanche – S2, E1.

[xviii] Hayao Miyazaki, 1997, Princesse Mononoké.

[xix] Auteur inconnu, Ier s. – IIe s, Bible – Nouveau Testament.

[xx] J.K. Rowling, 1999, Harry Potter and the Prisoner of Azkaban.

[xxi] J.K. Rowling, 2007, Harry Potter and the Deathly Hallows.

Vous pouvez suivre mon actualité sur instagram : https://www.instagram.com/sous.le.feuillage.des.ages/

Laisser un commentaire