

Il est des plantes entourées d’une aura de mystère particulièrement prégnante, et dont la vue provoque inévitablement un sentiment de vertige. En les observant, il nous semble être envahi de notions qui nous dépassent, être confronté à une trame de légendes et de magie qui nous demeurera toujours énigmatique ; tel un grimoire dont l’écriture des pages se serait ternie au point de n’être plus qu’à peine lisible. La belladone (Atropa belladonna) est de celles-là. Cette espèce est dotée d’une longue histoire, complexe, qui en fait à la fois un végétal sinistre et infernal, lié à la mort et aux sorcières… et un avatar de la beauté fatale qui peut en découler. Bien que souvent citée comme commune, la belladone n’en est pas moins une espèce exigeante, que l’on ne trouvera que rarement en abondance. Elle est inféodée aux lisières et trouées qui émaillent les forêts au sol plutôt riche, de préférence calcaire. On distingue ses baies noires en train de luire dans les clairières enfrichées, là où on pourrait tout à fait imaginer un sabbat se tenir… D’ailleurs, elle donne son nom à une alliance phytosociologique des végétations méso-eutrophes : l’Atropion belladonnae. Cette brève présentation étant faite, rentrons dans le vif du sujet, et agenouillons-nous un instant vers ces clochettes d’un mauve sale et délavé, qui ne peuvent que nous inspirer des images de marmites bouillantes ou d’ombres errantes. Dès lors, le lecteur comprendra aisément mon choix de publier cet article le jour d’Halloween – ou de Samhain –, c’est-à-dire au cours de la nuit qui voit le monde des morts se mélanger à celui des vivants.

Une plante mortelle
La belladone, quoi que peu fréquente en Grèce, est connue dans l’Antiquité classique. C’est probablement à elle que fait référence Théophraste dans son Historia Plantarum quand il évoque une « Mandragore à fruits noirs » (1). Ses mentions sont cependant plus nombreuses dans les textes médiévaux et d’époque moderne, où son rapport avec la mort apparait alors on ne peut plus clair. Il faut toutefois attendre le XVIIe siècle, et sa description par Carl von Linné, pour rencontrer l’étymologie latine que nous employons encore aujourd’hui : Atropa belladonna (2). Nous reviendrons plus loin sur le terme de « Belle Dame » qui lui est accolé, mais attardons-nous pour le moment sur le nom de genre que lui attribue le naturaliste suédois. Atropa fait bien sûr référence à Atropos, l’une des trois Moires ; ces divinités du Destin dont dépendaient les existences de tout un chacun. Hésiode, dans sa Théogonie, écrit qu’elles « dispensent le bien et le mal aux mortels naissants, poursuivent les crimes des hommes et des dieux et ne déposent leur terrible colère qu’après avoir exercé sur le coupable une cruelle vengeance » (3). En outre, la tradition décline le rôle de chacune d’entre elles, et celui d’Atropos ne nous étonnera pas en tenant compte de son rapport à la belladone… Alors que Clothro est la Moire qui tisse le fil de la vie et Lachésis qui le déroule, celle qui nous intéresse a pour mission de le couper ; c’est-à-dire de donner la mort. On notera d’ailleurs que le terme Atropos signifie « l’inflexible », un adjectif qui convient effectivement à la figure mythologique en question… comme à la plante avec qui elle partage son nom.


Dès lors, l’étymologie même de la belladone nous indique son rapport intime à la mort. Elle est la fleur de la Moire Atropos, dont les ciseaux flottent au-dessus de nos têtes et menacent nos existences à chaque instant. Mais le caractère fatal de la belladone prend aussi un tour plus prosaïque : celui d’une empoisonneuse redoutable. En effet, cette plante est un poison mortel, dont l’usage meurtrier remonte au moins à l’Antiquité. Ainsi, on a pu avancer que Livia – l’épouse de l’empereur Auguste – et Agrippine la Jeune – épouse de l’empereur Claude – auraient recouru à la belladone pour empoisonner leurs contemporains (4). La deuxième aurait été aidée dans cette activité par une certaine Locuste, favorite de Néron et experte en poison, qui aurait notamment participé à l’assassinat de l’empereur Claude et de son fils Britannicus (5).

La belladone a aussi pu être employée dans le cadre de conflits militaires. En outre, elle était parfois étalée sur des pointes de flèches, et ce au moins depuis l’époque des Celtes (6). On sait par ailleurs qu’elle fut utilisée par les Écossais pour intoxiquer les troupes d’Harold Pied-de-Lièvre, envahisseur anglais du XIe siècle. Alors que les Scots étaient en mauvaise posture, ils parvinrent en effet à négocier une courte trêve, dont l’accord stipulait qu’ils devaient, durant ce temps, approvisionner l’armée anglaise en vivres divers. Or, un lieutenant nommé Banquo eut l’idée d’envoyer aussi des liqueurs aux soldats… en prenant soin de les infuser au préalable de belladone. Ceux qui ne moururent pas directement de la substance, affaiblis et drogués, finirent massacrés par l’armée écossaise, ou prirent la fuite dans le chaos le plus total (7).
Effectuons un petit bon dans le temps pour nous pencher sur un dernier cas célèbre d’empoisonnement au sein duquel la belladone est fortement suspectée : celui de Solomon Northup, survenu en 1841. Celui-ci est le fils d’un esclave noir américain, né libre, devenu violoniste et agriculteur, qui est enlevé par des marchands. En lui faisant miroiter une offre d’emploi de musicien, ils l’emmènent à Washington, puis le droguent et le vendent en tant qu’esclave à un propriétaire de plantation de Louisiane. Or, les historiens de la médecine, en tenant compte des symptômes que décrit Solomon Northup dans ses mémoires et de diverses données, estiment que la substance employée pour l’intoxiquer est encore une fois notre chère belladone, peut-être mélangée à de l’opium (8). L’homme parviendra à retrouver sa liberté en 1853 et tentera vainement de faire condamner ses kidnappeurs.
À travers ces quelques exemples célèbres d’empoisonnement à la « belle dame », nous constatons donc que la plante est nettement inféodée à la mort. Le dernier d’entre eux nous montre cependant l’importance du dosage, qui peut la faire passer de drogue non létale à poison mortel. Relevons que dans certains cas, la belladone peut être ingérée par inadvertance et imprudence. Gaultier de Claubry, toxicologue français, relate ainsi qu’en 1813, cent-cinquante militaires napoléoniens auraient été intoxiqués en consommant des baies cueillies dans un bois près de Dresde, en Prusse, pensant naïvement qu’il s’agissait d’une sorte de cerise (9). Enfin, Giambattista Della Porta, écrivain et passionné de magie de l’époque moderne, décrit un usage fort original de la belladone consistant à en incorporer dans les aliments d’un repas afin de reproduire, pour les convives, le supplice de Tantale ; qui voit la nourriture appétissante devant lui en sachant qu’il ne peut la consommer (10)… De fait, mieux vaut s’abstenir d’un plat que l’on aurait assaisonné de la « cerise du Diable ».
Quoi qu’il en soit, au niveau symbolique, la belladone montre une dimension funéraire et destructrice évidente, que l’on retrouve dans l’art et la littérature. Par exemple, dans les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont, récit halluciné publié vers 1868, la belladone est citée. Rappelons que ce livre reprend les pérégrinations d’un personnage énigmatique et particulièrement sinistre, nihiliste et cruel, nommé Maldoror. Or, le deuxième chant de l’ouvrage commence par ces mots éloquents : « Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant… On ne le sait pas au juste » (11). Ainsi, on apprend par l’intermédiaire de ce passage que Maldoror aurait prononcé le chant avec de la belladone dans la bouche. Il est en l’occurrence allégorique, et prend sens lorsqu’on se penche sur le contenu du dit chant. Pour s’en donner une idée, il n’est pas inutile d’en citer le propos introductif, qui prévient le lecteur qu’il s’apprête à pénétrer dans un « marécage désolé » fait de « pages sombres et pleines de poison ». Le rapport à la belladone s’éclaire déjà. Mais ce n’est pas tout puisqu’un peu plus loin, il est encore question des « émanations mortelles » du livre qui risqueraient d’imbiber l’âme du lecteur comme l’eau le sucre. Dès lors, on comprend que Maldoror est un personnage mortifère, maudit, dont l’association à la plante qui nous concerne n’a absolument rien d’étonnant. En outre, ce premier chant le voit en train de torturer un adolescent, puis de provoquer le trépas d’un enfant et de sa mère… Il prononce également ces mots péremptoires : « Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné ». Est-ce en raison des feuilles de belladone qui, de façon imagée, s’y nichent ?
Le caractère destructeur et fatal de la belladone s’illustre encore dans une nouvelle de Stephen King intitulée La Presseuse. Il y est question d’un engin industriel – une repasseuse-plieuse – qui happe une employée puis en brûle gravement une deuxième par un jet de vapeur. L’inspecteur Hunton, enquêtant sur ces deux affaires, se rend compte que la machine agit bizarrement depuis plusieurs semaines déjà, et est à l’origine d’autres phénomènes étranges. De fil en aiguille, et après que le contremaître s’est fait manger le bras, l’inspecteur et son ami Jackson envisagent la possibilité d’une possession démoniaque… et ce d’autant plus que l’élément déclencheur semble être le saignement d’une certaine Sherry Ouelette sur la machine ; le sang d’une vierge étant un composant classique des rituels occultes. Mais les deux protagonistes ignorent alors que le mal est beaucoup plus profond que cela en raison d’un autre ingrédient ingurgité par la repasseuse-plieuse… Le lecteur l’aura deviné, il s’agit bien entendu de notre belladone. Elle était contenue dans un médicament que prenait la première victime, et qu’elle avait accidentellement laissé tomber peu avant son décès (12). Ainsi, dans cette histoire, la belladone se voit une nouvelle fois reliée à l’idée de mort et de destruction, par l’intermédiaire d’une machine possédée et implacable. Néanmoins, son ingestion provient d’un médicament… et nous amène à un point fort intéressant : celui de son usage thérapeutique.

En effet, la belladone est ambivalente en ce sens qu’elle est une pourvoyeuse de mort, certes, mais aussi un ingrédient de la médecine. Tout est évidemment une question de dosage et de modalité d’emploi, mais là n’est pas le sujet central de cet article. L’Atropine, molécule qui doit son nom à la plante qui nous concerne, peut ainsi être utilisée pour lutter contre la bradycardie, ou encore pour parer certaines intoxications. Elle fut pendant longtemps mise à profit pour limiter le tremblement chez les Parkinsoniens, mais son usage le plus connu demeure cependant ophtalmologique : elle permet la dilatation des pupilles, nécessaire à certains examens. Il est possible que cette trouvaille ait été favorisée par la théorie des signatures, répandue au Moyen Âge, qui veut que l’on soigne un organe par un élément qui lui ressemble… Or, la baie noire et luisante de la belladone n’est pas sans évoquer une pupille humaine. La plupart des propriétés médicinales de la plante paraissent avoir été découvertes – ou du moins mises par écrit – à l’époque moderne ou contemporaine. On peut toutefois se demander, comme le fait Jules Michelet, si elles n’étaient pas déjà connues et employées auparavant… mais alors par des catégories de population marginalisées et rejetées en raison de leur rapport supposé avec les forces du Mal : les sorcières, qui à l’origine étaient bien souvent des guérisseuses (13).
Une plante du diable et des sabbats
La belladone, en effet, est la plante des sorcières et du diable par excellence. Sa venimosité n’est évidemment pas innocente dans cet état de fait, mais ses caractéristiques botaniques y ont peut-être aussi participé. Car la belladone est une plante à l’aspect aberrant, et mystérieusement lugubre à bien des égards. J’ai toujours été fasciné par ses grosses baies noires et luisantes, semblables à des pupilles hyperdilatées en train de nous scruter, et où parfois on peut voir se refléter les lueurs du ciel (les lecteurs de mes romans se souviendront de la lune des Disparus de Darlon). Je trouve une beauté mélancolique dans ses clochettes pendantes, à la couleur indéfinissable et barbouillée, d’un mauve sale tirant tantôt vers le verdâtre ou le pourpre. Que dire encore de son aspect général, presque buissonnant, et de ses longs rameaux penchés de tailles irrégulières la faisant ressembler à une curieuse créature informe ? Quoi qu’il en soit, la plante a très vite été perçue comme une alliée des forces maléfiques, et a fortiori du diable, ce dont l’étymologie rend compte avec clarté. Ainsi, son nom anglais est nightshade, « ombre de la nuit », ou mieux encore deadly nightshade en référence à sa toxicité. En France, on lui connaît des appellations évocatrices, telles celles de morelle furieuse (14) ou de cerise du diable (15). Au Moyen Âge, les auteurs l’associent effectivement au Malin, comme la célèbre herboriste Hildegarde de Bingen, qui écrit à son sujet qu’elle a du « froid à l’intérieur d’elle », mais pire encore que « sur la terre et dans les pays où elle pousse, l’inspiration du diable se fait sentir et s’unit à sa puissance » (16). Et la religieuse de mettre en garde les lecteurs : « Il est nocif pour une personne de la manger ou de la boire, car elle agite l’esprit, tout comme si la personne était morte ».
Le rapport à Satan étant établi, on ne s’étonnera pas que la belladone soit reliée à la sorcellerie. De fait, nombreuses sont les figures que l’on peut rapprocher de la sorcière et qui, généralement dans une volonté d’empoisonner, font usage de la « cerise du diable ». Ainsi, dès l’Antiquité, on peut repérer plusieurs enchanteresses qui auraient vraisemblablement employé la belladone. Circé, la célèbre magicienne que rencontre Ulysse à son retour vers Ithaque, était réputée connaître les propriétés des plantes et les appliquer dans ses potions. On a pu avancer que la transformation en porc de l’équipage du héros serait en fait une hallucination liée à la drogue fournie par la sorcière (17)… Les pauvres marins se seraient pris pour des animaux, au point de dévorer les glands qu’on leur jetait, et ce en raison des plantes qu’ils auraient ingérées, dont pourrait faire partie la belladone. On attribue aussi à Hécate, déesse de l’épouvante, d’affiliation lunaire, l’usage de la belladone à des fins de divination (18). Par ailleurs, Christian Elling, dans son livre Shakespeare, an insight into his world and its poetry, fait un rapprochement intéressant quand il écrit que « le nom belladone provient du fait que lesdites gouttes donnent à la femme qui désire plaire les grands yeux, fixes et hypnotiques de Méduse » (19). La gorgone serait-elle une personnification de la belladone, aux grosses pupilles noires capables de pétrifier le mortel qui les croise ? Ou de ses consommatrices, les sorcières aux yeux exorbités par l’atropine, paraissant contempler les fantômes invisibles et l’Enfer d’où ils jaillissent ?

Néanmoins, l’usage de la « morelle furieuse » par les sorcières est surtout avéré au Moyen Âge, ainsi qu’à l’époque moderne où les exemples sont légion. Il est possible cependant que leur emploi ait été exagéré par les sources, en particulier par les démonologues qui attribuaient aux sorcières des pratiques stéréotypées et caricaturales afin d’accentuer leur accusation. Reste que l’imaginaire se crée rarement à partir du néant, et témoigne donc de faits réels, dont il demeure quelques traces. Ainsi, à en croire les comptes-rendus de procès, la belladone ferait partie des ingrédients les plus utilisés par les supposées sorcières, soit dans le cadre de sortilège, soit dans le cadre de potions et d’onguents (20). C’est le dernier cas qui a le plus fait couler d’encre, car on estime encore aujourd’hui que la belladone, mélangée à d’autres plantes hallucinogènes, pourrait être à l’origine du phénomène des sorcières traversant le ciel sur des balais. En effet, il a été avancé que cette sensation de planer décrite par les accusées serait liée aux effets de la drogue ingérée… ou plutôt introduite dans leur organisme puisque l’onguent pourrait être diffusé par voie vaginale, par le biais d’un manche (21). Dès lors, le balai serait l’instrument de la prise de drogue, et le vol au milieu des étoiles, la conséquence des substances hallucinogènes ou narcotiques comprises dans les plantes de l’onguent (belladone, jusquiame et pavot… entre autres). En outre, ce mode d’absorption évite le passage par les intestins, et donc les troubles d’ordre gastrique. Ce fait a bien sûr stimulé l’imagination des auteurs, de par son incongruité, mais aussi sans doute en raison de sa dimension érotique.


Quoi qu’il en soit, la consommation de belladone par les sorcières est décrite parfois précisément. Elle amplifierait toutes les sensations (22), pouvant potentiellement expliquer cette impression de voler. On lui attribuait la capacité de « faire courir en dansant » (23). De plus, on disait qu’elle disposait de vertus aphrodisiaques, ce que nous aurons l’occasion d’approfondir dans la dernière partie. Au XVIe siècle, à Nantes, sept femmes ayant ingéré de la belladone seraient entrées en transe durant trois heures sans discontinuer (24). Elles furent finalement condamnées à mort, ce qui était le sort habituel des sorcières et des participants aux sabbats. Carl Kiesewetter, un historien passionné de magie et d’occultisme, aurait reproduit un onguent de sorcière comprenant de la belladone à partir d’une recette du XVIIe siècle qu’il essaye sur lui-même. Il décrit alors vingt-quatre heures de délires et d’hallucinations, qui peuvent justifier cette impression de planer. Le malheureux mourra d’ailleurs d’une surdose de jusquiame (25). Il est loin d’être le seul occultiste à s’intéresser à ces vieilles recettes, et certains n’hésitent pas à ajouter aux ingrédients classiques d’autres plus morbides encore. Ainsi, Joseph Bizouard, dans le troisième tome de ses Rapports de l’Homme avec le Démon, évoque le fameux « onguent volant », mais reprend l’idée de certains de ses confrères qu’il pourrait être agrémenté de « chair de petits enfants » ou de « sang de chauve-souris » (26). Notons pour conclure que cette théorie d’un vol des sorcières lié à la drogue est ancienne, et même contemporaine des grands procès de l’époque moderne. En effet, un débat fait alors rage entre les partisans de la « thèse pharmacologique », autour de Jean Uter, et ceux qui la réfutent dont le plus célèbre est le lorrain Nicolas Remy, l’un des plus redoutables allumeurs de bûchers (27).
Cette propriété hallucinatoire de la « cerise du diable » a fait long feu, au point que certains la recherchent encore à l’époque contemporaine. La dangerosité de son ingestion, cependant, n’en fait pas une drogue privilégiée, mais la littérature nous montre que l’usage « récréatif » de la plante n’a pas totalement disparu (28). En outre, l’engouement actuel autour des sorcières a pu amener certaines personnes à vouloir les imiter, en des parodies de sabbats mal préparées. Pourtant, les témoins d’une absorption de belladone évoquent des symptômes très déplaisants, cauchemardesques même, qui, s’ajoutant au risque mortel, devraient inciter chacun à l’éviter rigoureusement. Reste que la belladone est sans nul doute une plante de l’ivresse, et donc une plante que l’on peut qualifier de « dionysiaque ». Il faut dire que les descriptions des orgies du cortège de Bacchus ne sont pas sans rapport avec celles des sabbats fantasmés de l’époque moderne : on y trouve la débauche et l’ébriété, la nudité et la démesure, mais aussi des créatures cornues aux pieds de bouc et des mixtures conduisant à l’extase. On y rencontre également des femmes aux pupilles dilatées, ensorcelantes : les sorcières dans un cas, les ménades dans l’autre, qui toutes deux auraient consommé la tumultueuse belladone (29). D’ailleurs, l’un des noms populaires de la plante est celui de « mandragore baccifère » (30). Le caractère dionysiaque de la belladone prend néanmoins un tour paradoxal quand on sait que l’atropine fut aussi utilisée au début du XXe siècle pour combattre l’alcoolisme, dans le cadre d’une thérapie expérimentale prodiguée par le docteur Charles Barnes Brown (on l’appelait la « Belladonna Cure ») (31). Une fois encore, cependant, la question du dosage est d’une importance primordiale.
Le rapport symbolique qui se tisse entre la belladone et la sorcellerie contemporaine s’observe aussi dans les œuvres de fiction, et notamment dans la célèbre saga Harry Potter ou ladite plante fait partie des ingrédients basiques des cours de potion. En effet, dans le quatrième tome, Harry Potter et la Coupe de Feu, le sorcier reçoit un kit de fabrication contenant de la belladone, dont il commençait justement à manquer : « En plus du Livre standard des sorts, de niveau 4, de Miranda Goshawk, il avait une poignée de nouvelles plumes, une douzaine de rouleaux de parchemin et des recharges pour son kit de fabrication de potions — il manquait d’épine de poisson-lion et d’essence de belladone » (32). Il aurait été bien surprenant que la belladone ne soit pas évoquée dans un univers dédié à la sorcellerie, tant elle y est liguée dans l’imaginaire collectif. Le mot « Belladonna » peut d’ailleurs nous faire songer à un autre protagoniste de la saga, qui pourrait tout à fait être interprété comme une personnification de la plante elle-même : Bellatrix. À l’instar de la « cerise du Diable », elle est sombre et vénéneuse, déjantée et mortifère. Elle est de plus une « Belle Dame », aux grands yeux noirs ; une femme fatale en quelque sorte. Néanmoins, il semblerait que son nom ne provienne pas de la plante, mais plutôt du latin signifiant « belliqueux » ou « guerrier » (ce qui lui va aussi comme un gant). « Bellatrix » est par ailleurs le nom d’une étoile.

Quoi qu’il en soit, on remarquera que la belladone est presque systématiquement liée à des personnages féminins : Circé, Hécate, les sorcières du Moyen Âge (les sorciers étaient minoritaires) … Cela n’est bien sûr pas anodin, ainsi que nous allons pouvoir le constater de ce pas.
La belladone et la « Belle Dame »
La belladone, en effet, n’est pas seulement une plante du maléfice ; elle est une plante de la beauté maléfique. C’est une fleur que, de tout temps, on a reliée à la féminité, et à l’idée de séduction mortelle. Une fois encore, d’ailleurs, les noms dont on l’a affublée serviront à nous en convaincre… Belladone viendrait ainsi des mots italiens « bella » et « donna » et signifierait donc littéralement « belle dame ». La première occurrence de cette dénomination est traditionnellement attribuée au botaniste et médecin Mattioli, au XVIe siècle, qui l’emploierait dans un commentaire du De Materia Medica du grec Dioscoride (33). L’expression est ensuite abondamment reprise, au point qu’on le retrouve dans le langage populaire, notamment en France où l’espèce peut être qualifiée de « belle-dame » (34) ou encore de « belle cerise » (35) ; ce qui n’est pas anodin étant donné le symbolisme érotique et charmeur attaché à ce fruit. Un autre nom témoigne de cette idée : celui de « morelle perverse », qui tend à faire de la belladone une incarnation de la beauté fatale et ravageuse ; de la séductrice diabolique conduisant l’homme au Mal. Bien sûr, on sent poindre une certaine misogynie dans cette conception féminine de la belladone, mais qui ne doit pas nous surprendre compte tenu de ce que nous savons de l’histoire de la sorcellerie.
En tout cas, le rapport entre la plante et la séduction ne s’arrête pas là, puisqu’elle est usée comme un cosmétique depuis les temps anciens. En effet, le botaniste anglais John Parkinson explique, dès 1640, que l’on distille de la belladone, ou qu’on a recourt à son jus afin de rendre la peau des femmes plus pâles (36); ce qui était alors un gage de beauté. Quelque vingt ans plus tard, son confrère John Ray reprend l’idée en relevant qu’elle est employée par les dames pour « faire pâlir leur visage taché de rouge sous l’effet du vent froid » (37).
L’usage le plus célèbre de la belladone, cependant, est d’ordre ophtalmologique : elle permet de dilater les pupilles, et donc de donner aux femmes un regard jugé plus attirant. Le phénomène est souvent évoqué à propos des courtisanes italiennes de la Renaissance, mais il semblerait qu’il soit en réalité beaucoup plus ancien que cela. Cléopâtre VII, l’emblématique reine égyptienne, aurait aussi employé l’atropine pour accentuer l’intensité de son regard (38). En fait, l’utilisation de la belladone pour dilater les pupilles n’a pas qu’une vocation esthétique. Au début du XIXe siècle, par exemple, des préparations à base de belladone sont maniées par les médecins allemands Franz Reisinger et Karl Himly afin de permettre des examens des yeux ou des interventions (39). Une fois encore, cependant, le dosage revêt une importance primordiale. Ainsi, bien que cela relève de l’évidence, il n’est absolument pas conseillé d’employer la belladone pour paraître plus attrayant, et des études ont d’ailleurs montré, depuis bien longtemps, qu’un usage trop fréquent engendre ni plus ni moins que l’aveuglement (40).
L’usage de la belladone à des fins de séduction trouve également un écho chez Mattioli, mais de façon encore plus malsaine puisque le médecin italien conseille de l’utiliser pour droguer une dame à son insu. Voilà en effet ce qu’il écrit dans son analyse consacrée à l’œuvre de Dioscoride : « Pour rendre une femme un peu folâtre pensant être la plus belle du monde, il faut lui faire boire une drachme de belladone. Si on la veut faire plus folle, il lui faudra bailler deux drachmes. Mais qui la voudra faire demeurer folle toute sa vie, il lui convient bailler à boire trois drachmes et non plus ; car si on baillait quatre, on la ferait mourir » (41). Cet extrait me parait se passer de commentaire. On notera néanmoins la relation qui est une nouvelle fois nouée entre la plante et la féminité, ainsi qu’entre la plante et la beauté présumée.
Toutefois, le lien qui unit la belladone à la beauté est également d’ordre symbolique, et revêt même une portée magique au sein de certaines cultures. Par exemple, dans les Carpates, on connaît une vieille tradition qui voit les jeunes femmes effectuer des offrandes à la belladone en l’échange de leur attrait. La demoiselle concernée devait pénétrer dans la nature durant un dimanche de carnaval, jusqu’à trouver un pied de belladone (vraisemblablement repéré au préalable). Elle était dans une tenue d’apparat et accompagnée de sa mère, portant avec elle du pain, du sel et de l’eau-de-vie. Arrivée à la plante, elle prélevait une de ses racines et la remplaçait par ces trois éléments. Pour que le charme de la « belle dame » s’effectue, il fallait ensuite qu’elle rentre chez elle avec la racine sur sa tête, sans révéler à quiconque d’où elle venait et ce qu’elle avait perpétré (42).
Pour conclure, nous pouvons relever que « Belladonna » peut parfois être un prénom, qui évidemment se donne exclusivement à des femmes. Il peut arriver que celles-ci présentent une facette érotique marquée, ce qui fait alors écho au caractère sulfureux du végétal que nous venons d’évoquer. Par exemple, le film d’animation japonais intitulé (en français) Belladonna la sorcière, d’Eiichi Yamamoto, reprend de façon libre des éléments du livre « La Sorcière » de Jules Michelet (43). Or, cette œuvre revêt une dimension érotique forte et indéniable, le personnage de Belladonna étant fréquemment montré nu et dans des scènes où la sensualité occupe une place prépondérante. Elle incarne la figure de la sorcière séductrice, telle que souvent caricaturée, et porte donc un prénom tout à fait cohérent au vu de ce que nous savons de la « cerise du diable ». On relèvera d’ailleurs que Bellatrix en est un autre exemple de choix. Dans certains cas, cependant, le prénom Belladonna est attribué par pur hasard, ou alors pour des considérations d’ordre linguistique. Ainsi, bien que très rarement évoquée et ne jouant pas de rôle majeur dans les œuvres littéraires de J.R.R. Tolkien, la mère de Bilbo Sacquet porte le nom de Belladonna Touc (44). Cela illustre l’habitude des hobbits d’octroyer des noms de végétaux aux filles, mais participe aussi à une sorte de jeu de mots en boucle puisque les deux sœurs de Belladonna se nomment Donnamira et Mirabella.


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À travers ce petit tour d’horizon des éléments culturels enveloppant la belladone, on constate que celle-ci est clairement d’obédience féminine, ce qui s’exprime par la figure de la sorcière et celle de la beauté fatale, séductrice dangereuse et diabolique. Le symbolisme qui entoure la plante témoigne d’une vision archaïque et négative de la féminité, vénéneuse, reliée au péché originel d’Eve et à la caricature de l’enchanteresse maléfique. Reste que cette légendaire solanacée est plus généralement associée à la magie et aux atmosphères lugubres. Elle est l’une des plus fascinantes hôtes de nos forêts, du moins l’une de celles que je préfère. La science aura beau décortiquer ses propriétés et ses substances, sa toxicité et ses procédés chimiques, sa morphologie et ses exigences écologiques, il demeurera toujours en elle quelque chose d’insondable ; un abîme aux ombres se contorsionnant, des mondes troublés et obscurs que l’esprit humain ne peut que deviner dans le reflet de ses grosses baies noires au clair de lune, ou dans l’indéfinissable et mélancolique couleur de ses calices florifères.
Pablo Behague. « Sous le feuillage des âges. Octobre 2024
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(1) Théophraste, IVe-IIIe s. av. J.-C., Historia plantarum – Recherche sur les plantes.
(2) Carl von Linné, 1770, Systema Naturae, XIIIe.
(3) Hésiode, VIIIe s. av. J.-C., Théogonie.
(4) John A. Timbrell, 2005, The poison paradox : chemicals as friends and foes; Margaret F. Roberts et Michael Wink, 1998, Alkaloids: Biochemistry, Ecology, and Medicinal Applications.
(5) Suétone, IIe s., Vie des douze césars.
(6) Karsten Fatur, 2020, “Hexing Herbs” in Ethnobotanical Perspective: A Historical Review of the Uses of Anticholinergic Solanaceae Plants in Europe; A. Mayor, 2015, Chemical and biological warfare in antiquity.
(7) R. Groombridge, 1839, The Naturalist: Illustrative of the Animal, Vegetable, and Mineral Kingdoms.
(8) Judith Bloom Fradin et Dennis Brindell Fradin, 2012, Stolen into Slavery: The True Story of Solomon Northup, Free Black Man.
(9) Collectif, 1820, Dictionnaire des sciences médicales, vol. 43; 1857, Dictionnaire universel des connaissances humaines, vol. 3.
(10) Giambattista Della Porta, 1593, De refractione optices.
(11) Comte de Lautréamont, 1868, Les Chants de Maldoror.
(12) Stephen King, 1972, The Mangler (La Presseuse).
(13) Jules Michelet, 1862, La Sorcière.
(14) Jean-Claude Rameau, Dominique Mansion, et Gérard Dumé, 1989, Flore forestière française : guide écologique illustré. T.1 : Plaines et collines.
(15) « La Belle Empoisonneuse », La Hulotte, no 33‑34 (2015).
(16) Hildegarde de Bingen, XIIe s., Physica – Liber simplicis medicine.
(17) Priscila Frey, 2021, Plantes de Sorcière : Histoire d’hier et d’aujourd’hui.
(18) Frey, 2021, op. cit.
(19) Christian Elling, 1959, Shakespeare. Indsyn i hans verden og den poesi.
(20) Loïc Girre, 1997, Traditions et propriétés des plantes médicinales : Histoire de la pharmacopée; Albert Hofmann et Richard Evans Schultes, 2005, Les plantes des dieux : Les plantes hallucinogènes. Botanique et ethnologie; Jean-Marie Pelt, 1983, Drogues et plantes magiques.
(21) Carlo Ginzburg, 1989, Ecstasies: Deciphering the Witches’ Sabbath; Fatur, 2020, “Hexing Herbs” in Ethnobotanical Perspective: A Historical Review of the Uses of Anticholinergic Solanaceae Plants in Europe, op. cit.; Pierre Delaveau, 1982, Histoire et renouveau des plantes médicinales.
(22) Michèle Bilimoff, 2005, Enquête sur les plantes magiques.
(23) Emile Gilbert, 2016, Les plantes magiques et la sorcellerie : Suivi d’une étude synoptique et succincte sur les philtres et les boissons enchantées ayant pour base les plantes pharmaceutiques.
(24) Séverine Breuvart, 2019, Belladone et les sorcières ou histoire d’une beauté fatale.
(25) Bert-Marco Schuldes, 2014, Psychotropicon zum Bilsenkraut und dem Tod Kiesewetters.
(26) Joseph Bizouard, 1863, Des rapports de l’Homme avec le Démon – T3.
(27) Frey, 2021, Plantes de Sorcière : Histoire d’hier et d’aujourd’hui, op. cit.
(28) Karsten Fatur, 2020, Common anticholinergic solanaceaous plants of temperate Europe – A review of intoxications from the literature (1966–2018); Karsten Fatur, 2021, Peculiar plants and fantastic fungi: An ethnobotanical study of the use of hallucinogenic plants and mushrooms in Slovenia.
(29) Breuvart, 2019, Belladone et les sorcières ou histoire d’une beauté fatale, op. cit.
(30) Rameau, Mansion, et Dumé, 1989, Flore forestière française : guide écologique illustré. T.1 : Plaines et collines., op. cit.
(31) Howard Markel, 2010, An Alcoholic’s Savior: God, Belladonna or Both ?
(32) J.K. Rowling, 2000, Harry Potter and the Goblet of Fire.
(33) Petri Andreae Matthioli, 1565, Commentarii in sex libros Pedacii Dioscoridis Anazarbei De medica materia.
(34) Rameau, Mansion, et Dumé, 1989, Flore forestière française : guide écologique illustré. T.1 : Plaines et collines., op. cit.
(35) La Hulotte, (2015).
(36) John Parkinson, 1640, Theatrum Botanicum: The Theater of Plants : Or, An Herball of Large Extent.
(37) John Ray, 1660, Catalogus plantarum circa Cantabrigiam nascentium.
(38) S.A. Aldossary, 2022, Review on Pharmacology of Atropine, Clinical Use and Toxicity.
(39) M.L. Sears, 2012, Pharmacology of the Eye.
(40) George Bacon Wood, 1867, A Treatise on Therapeutics, and Pharmacology or Materia Medica.
(41) Matthioli, 1565, Commentarii in sex libros Pedacii Dioscoridis Anazarbei De medica materia, op. cit.
(42) Gustav Schenk, 1956, Das Buch der Gifte; Oskar von Hovorka et Adolf Kronfeld, 1908, Vergleichende Volksmedizin Zweiter Band. Eine Darstellung volksmedizinische Sitten und Gebräuche, Anschauungen und Heilfaktoren des Aberglaubens und der Zaubermedizin.
(43) Eiichi Yamamoto, 1973, Belladonna la sorcière (film d’animation).
(44) J.R.R. Tolkien, 1937, The Hobbit.
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