La presse de Vesoul et l’Est Républicain ont chacun consacré un article à la sortie que je proposerai aux alentours de l’abbaye de Cherlieu, le samedi 28 juin.


La presse de Vesoul et l’Est Républicain ont chacun consacré un article à la sortie que je proposerai aux alentours de l’abbaye de Cherlieu, le samedi 28 juin.


Merci à celles et ceux qui sont venus écouter mes conférences à la fête médiévale de Saint-Amé ! C’était un plaisir que d’apporter ma pierre à l’édifice de cette belle journée conviviale, en transmettant ma passion et en échangeant avec vous sur l’imaginaire et l’histoire des plantes. Merci à tous les bénévoles pour l’organisation de cet évènement.
A bientôt pour de nouvelles dates !







Ce samedi, j’animerai trois micro-conférences sur l’imaginaire de la botanique au Moyen Âge, dans le cadre de la fête médiévale de Saint-Amé (88).
Les thèmes abordés, pour une durée de 20 à 30 minutes, seront les suivants :
*Plantes et sorcellerie dans l’imaginaire médiéval
*Sur les pas des moines herboristes : croyances et usages botaniques au Moyen Âge
*L’imaginaire et le symbolisme des arbres au Moyen Âge
Je réitérerai ces interventions pour la fête médiévale de Remiremont, les 16 et 17 août, où je proposerai aussi de de nouvelles thématiques (les arbres qui n’existent pas, les oiseaux dans l’imaginaire…).
A bientôt !
Pablo
Voilà quelques photos de la balade commentée au parc des thermes, qui fut un beau moment de partage de ma passion, et une agréable plongée dans l’imaginaire à travers les plantes !
« Botanique antique : arbres et plantes dans les mythologies et croyances anciennes«








A bientôt pour de prochaines sorties guidées !
La semaine prochaine, j’animerai une balade commentée à Luxeuil-lès-Bains, consacrée à la place de la botanique dans les mythologies antiques (gréco-romaines, celtiques et germano-scandinaves). Cela se passera dans le parc des thermes, de 16h à 17h30 environ. Inscription auprès de l’Office de Tourisme ! Si vous ne pouvez venir le 18 avril, la même sortie est programmée le 26 septembre.

« Les mythologies antiques européennes, gréco-romaines mais aussi celtiques ou nordiques, abondent d’épisodes faisant la part belle aux plantes et aux arbres. Ceux-ci occupent en effet une place centrale dans l’imaginaire des hommes et y jouent un rôle symbolique essentiel.
En parcourant le parc des thermes de Luxeuil-les-Bains – lieu imprégné d’Histoire -, nous nous plongerons dans cet univers fascinant en observant la flore qui nous entoure. Ainsi, nous partirons à la rencontre des nymphes des arbres (dryades, hamadryades, méliades…) et de Pitys changée en pin pour échapper aux assauts du dieu Pan. Nous nous intéresserons encore à Yggdrasil, arbre-monde de la mythologie nordique, mais aussi aux chênes oraculaires du sanctuaire de Zeus ou aux célèbres pommiers de l’île d’Avallon symbolisant l’Autre Monde des Celtes… Peut-être même nous pencherons nous au-dessus de la source sacrée de Connla, où poussent les neufs noisetiers de la sagesse, ainsi que sur ces ifs sacrés à la longévité surnaturelle… A travers les récits antiques, nous constaterons que le monde végétal cache une dimension fantastique largement insoupçonnée. » ![]()
L’agenda de mes sorties, ateliers et conférences est disponible ici : https://souslefeuillagedesages.com/agenda/





Alors que l’hiver n’est pas tout à fait terminé et tandis que la neige recouvre encore les paysages, voilà que de petites clochettes blanches s’échappent de la poudre au bord des chemins, mettant ainsi fin à l’attente du botaniste, impatient, qui guettait au fil de ses promenades les premières floraisons. Bien sûr, est dépeint ici l’époque des perce-neiges, un terme qui a longtemps été ambigu puisqu’il pouvait désigner à la fois ce que nous appelons plus communément aujourd’hui les nivéoles, et les perce-neiges au sens strict. Les premières sont à présent rangées dans le genre Leucojum, alors que les seconds constituent les Galanthus. Reste que ces espèces présentent une affinité certaine, qui apparait extrêmement nette au niveau symbolique.
Dans l’imaginaire populaire, en effet, les nivéoles et perce-neiges incarnent la fin de l’hiver et le début du printemps, ou plus exactement la dualité qui s’opère entre les deux saisons. Elles sont les fleurs de la transition et du renouveau, de la période froide se diluant dans l’air doux du mois de mars, du passage de la mort à la vie… Mais le symbolisme de ces plantes est loin d’être aussi monolithique, puisqu’on en a également fait des emblèmes de virginité ou encore des présages funéraires. On a même suggéré qu’elles pourraient correspondre à une mystérieuse plante de la mythologie antique dotée de pouvoirs fabuleux, et que consomme Ulysse avant d’entrer chez Circé…
Des fleurs de l’hiver et du printemps
La symbolique primordiale des perce-neiges, au sens large, les associe de façon intime à l’hiver et a fortiori à la neige qui le caractérise. À cet égard, nous pencher sur leur étymologie est riche d’enseignement, et nous offre moult illustrations de ce rapport. Le terme commun de « perce-neige » se passe de commentaire, mais on leur connaît d’autres noms argotiques moins répandus et tout aussi évocateurs. Ainsi, Galanthus nivalis est parfois appelée « Galantine d’hiver », « Clochette d’hiver » ou encore « Galanthe des neiges ». Dans certains cas, les langues régionales reprennent ce concept d’une fleur se frayant un chemin à travers la couche blanche, comme en Normandie où on parle de « Broque neige » ou en Bretagne ou on évoque le « Treuz-erc’h ». Quant aux pays européens, ils sont nombreux à employer aussi un terme qui est une traduction de notre « perce-neige » comme dans le Yorkshire, en Angleterre, où on qualifie la plante de « snowpiercer »1. Parmi les autres appellations anglaises qu’on lui connaît, on peut citer par exemple « winter gallant », « snowdrop » ou encore « little snow bell » qui se rapporte donc à la neige2. Pour ce qui est des nivéoles, elles sont tout simplement comparées à des flocons puisque leur dénomination la plus couramment admise est celle de « snowflake ».

Les noms scientifiques des perce-neiges et nivéoles n’ont rien à envier à toutes ces notions hivernales. Les premiers sont donc des Galanthus, ce qui peut se traduire par « fleur de lait ». Quant au qualificatif de nivalis, il signifie bien sûr « des neiges ». Ainsi, les perce-neiges sont littéralement des « fleurs de lait des neiges », une expression qui renvoie non seulement à leur blancheur immaculée, mais aussi à leur saison de floraison. Les nivéoles, pour leur part, appartiennent au genre Leucojum, qui est construit avec le mot leuko signifiant « blanche » et le mot ion qui correspondait aux violettes. Autrement dit, les nivéoles seraient des « violettes blanches ».
L’une des plus anciennes mentions du terme de « perce-neige » remonte à un manuscrit daté de 1641, la Guirlande de Julie, qui insiste une nouvelle fois sur la dimension hivernale de la plante. Le poème qui lui est dédié comprend ces vers : Sous un voile d’argent la Terre ensevelie / Me produit malgré sa fraîcheur /La Neige conserve ma vie / Et me donnant son nom me donne sa blancheur3. Par la suite, le terme fut employé à propos de figures reliées soit à la notion d’hiver, soit à la notion de blancheur. Ainsi, le personnage de Blanche-Neige, issu du célèbre conte des frères Grimm, a parfois été traduit en « Snowdrop », ce qui est une désignation anglaise du perce-neige4. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Ce nom est aussi celui du chaton de Dinah, la chatte d’Alice dans l’oeuvre de Lewis Caroll. Sans surprise, les passages qui le mentionnent évoquent son pelage blanc, la petite fille se permettant même de l’appeler « Majesté blanche »5. Dès lors, on constate une affiliation nette, tant écologique que symbolique, entre les perce-neiges et l’hiver.


Toutefois, si les Galanthus et Leucojum sont bel et bien liés à l’hiver, ils incarnent surtout la fin de l’hiver. En effet, quand les perce-neiges percent la neige, c’est pour signifier que le printemps arrive. Ils sont en quelque sorte les éclaireurs de la belle saison, pointant le bout de leur clochette à travers la couche glacée avant de donner le signal aux autres fleurs vernales que sont, par exemple, les primevères ou violettes. Dès lors, on ne s’étonnera pas que l’étymologie de ces plantes soit aussi liée au printemps, et au retour des beaux jours. Ainsi, l’une des deux nivéoles de nos régions est la Nivéole de printemps, ce que d’ailleurs son nom scientifique indique avec l’emploi du mot vernum. L’une des appellations anglaises du perce-neige est par ailleurs « spring whiteness », c’est-à-dire « blancheur de printemps »6.
De fait, lorsque ces fleurs blanches sont évoquées, c’est très souvent pour souligner le caractère printanier de l’atmosphère. Les perce-neiges et nivéoles sont, pour le lecteur, un indicateur du printemps, un marqueur temporel se situant précisément à la chute de l’hiver. Dans Le Papillon, le conte d’Hans Christian Andersen, l’insecte est en quête d’une fleur à marier. L’auteur nous explique alors qu’ « on était aux premiers jours du printemps », ce qui implique naturellement que « les crocus et les perce-neiges fleurissaient alentours »7. Il est d’ailleurs intéressant de relever que ces deux fleurs sont souvent associées en un cortège initial, comme chez Goethe qui dans le poème Le printemps de l’année prochaine écrit : « Les beaux perce-neiges / Se déploient dans la plaine / Le crocus s’ouvre »8. Théophile Gautier, dans un poème intitulé Premier sourire du printemps, nous parle de Mars préparant l’arrivée des beaux jours : « Tout en composant des solfèges /Qu’aux merles il siffle à mi-voix / Il sème aux prés les perce-neiges / Et les violettes aux bois »9. C’est à nouveau à la violette qu’est associée notre fleur dans Le Prince des Voleurs, attribué à Alexandre Dumas. On y trouve un moine lisant le mot d’une jeune fille à son amant : « Quand l’hiver moins rigoureux permet aux violettes de s’ouvrir /Quand les fleurs sont écloses et que les perce-neige annoncent le printemps / Quand ton coeur appelle les doux regards et les douces paroles /Quand tu souris de joie, penses-tu à moi, mon amour ? »10. Dans Les fleurs de la petite Ida, Andersen – encore lui – associe cette fois notre plante à la jacinthe, autre espèce printanière : « Les jacinthes bleues et les petites perce-neiges sonnaient comme si elles portaient de véritables sonnettes »11. Concluons ce passage en revue printanier du perce-neige en citant deux extraits du Monde de Narnia, célèbre saga fantastique. Dans le premier tome, les enfants voient l’hiver se dissiper brusquement, par enchantement. Et quoi de mieux que l’évocation des perce-neiges pour caractériser un tel phénomène extraordinaire ? L’auteur ne s’y trompe pas, puisqu’il nous dit qu’après avoir traversé un ruisseau, ils tombent nez à nez avec des perce-neiges en train de pousser12…


Le rapport de ces plantes au retour de la belle saison est donc clair, et il n’est rien d’étonnant à ce qu’elles soient employées dans le cadre de la fête de Martisor, en Roumanie, célébrée au mois de mars. Il s’exprime aussi à travers plusieurs légendes passionnantes, mettant en scène le personnage de la « Fée printemps ». Dans l’une d’elles, on la voit affronter la « Fée hiver », et finalement l’emporter en combat singulier. D’une goutte de sang de la fée défaite naît le perce-neige, symbole de la victoire de la belle saison sur celle de la mort13. Au sein d’une autre histoire, la Fée printemps vient en aide à un petit perce-neige transi de froid par le vent glacial de l’hiver. Elle dégage la neige qui le recouvre et lui redonne la vie à l’aide d’une goutte de sang14.
Plus généralement, les perce-neiges et nivéoles sont reliés à l’idée de commencement et de renouveau, des valeurs évidemment printanières. On retrouve ainsi le perce-neige dans une légende primitive mettant en scène Eve, tout juste chassée du paradis et errant sur la terre désolée. La neige tombait, déposant un linceul sur le monde condamné par la chute de l’Homme. Un ange descendit par conséquent pour consoler la première femme. Il s’empara d’un flocon et souffla dessus, lui ordonnant de bourgeonner et de s’épanouir, ce qui bien sûr donne aussitôt naissance à un perce-neige. Eve sourit alors, comprenant le symbole d’espoir que représente la fleur15. Elle incarne le renouveau au coeur des ténèbres, la lumière au fond du tunnel. Elle est de plus un symbole de consolation, ce que des auteurs contemporains notent également.

Symbole de réminiscence, le perce-neige est aussi dédié à sainte Agnès, elle-même liée au phénix. L’oiseau mythologique comme la fleur sont capables de renaître depuis l’obscurité, de rejaillir depuis les cendres de la mort et de l’hiver. Ils incarnent l’espoir de la vie même au coeur des ténèbres.
Un symbole de virginité et de pureté
Intimement lié à la blancheur et au concept de commencement, ainsi que nous venons de le constater, c’est fort naturellement que le perce-neige est aussi associé à la notion de virginité et de pureté. Une fois encore, l’étymologie est riche d’enseignement à ce sujet, et nous permet déjà de nous faire une idée claire de cette facette de la plante. En Angleterre, Galanthus nivalis est parfois appelé Mary’s tapers, c’est-à-dire « cierges de Marie »16. Cela fait bien sûr référence à la Vierge bien connue, mère de Jésus, ce que l’usage d’un autre nom, celui de Virgin flower, semble appuyer17. À vrai dire, les perce-neiges sont même explicitement dédiés à la Vierge Marie, et une légende chrétienne veut que leur floraison ait lieu précisément le 2 février, soit le jour de la Chandeleur durant lequel la mère de Jésus l’a emmené au Temple pour effectuer une offrande. Cette anecdote justifie d’ailleurs un autre nom populaire de la plante, celui de Fair Maid of February18. Richard Folkard souligne également que « le perce-neige était autrefois considéré comme sacré pour les vierges », ce qui selon lui « peut expliquer pourquoi on le trouve si généralement dans les vergers rattachés aux couvents et aux anciens bâtiments monastiques »19. Ainsi, les nonnes auraient abondamment semé les perce-neiges autour de leurs retraites, comme des symboles de leur chasteté. Thomas Tickell, un poète anglais du XVIIIe siècle, va dans ce sens puisqu’il parle d’une « fleur qui sourit pour la première fois dans ce doux jardin, sacrée aux vierges, et appelée la Perce-neige »20.
Ce rapport à la virginité de la plante n’est pas propre au christianisme, ce qui le rend d’autant plus intéressant. En effet, le perce-neige est intimement lié aux jeunes filles dans de nombreuses traditions et de nombreux contes. Lors des fêtes de célébration du printemps qui se tiennent au début du mois de mars, Matronalia chez les Romains ou Martisor chez les Roumains, ce sont souvent aux demoiselles qu’on offre la fleur. Par ailleurs, le perce-neige est lié à plusieurs figures féminines de virginité, dont l’une des plus fameuses n’est autre que Perséphone. Rappelons que dans le mythe le plus célèbre qui la concerne, la jeune fille est enlevée par Hadès alors qu’elle cueille des fleurs au sein d’une prairie, et amenée jusqu’aux enfers. Si le perce-neige n’est jamais cité par les sources antiques, Ovide évoque pour sa part « la violette ou le lis »21. Or, nous avons vu à quel point notre perce-neige était souvent rattaché à la violette. Quoi qu’il en soit, les traditions postérieures ont clairement associé Perséphone au perce-neige. Est-ce vraiment surprenant, quand on sait que cette fleur est un symbole de printemps et de renouveau ? La fille de Déméter, en effet, incarne précisément cette idée de cycle végétatif annuel. Un accord est conclu, sous l’égide de Zeus, qui lui permet de passer la moitié de l’année à l’air libre, mais l’oblige à demeurer le reste du temps auprès de son époux, dans le monde souterrain. Dès lors, Perséphone sort de terre telles les fleurs du printemps, émergeant au début du mois de mars comme le font les perce-neiges ou les nivéoles. Ce lien entre la déesse et la plante se retrouve d’ailleurs dans une chanson contemporaine, composée par le rappeur Dooz-Kawa et intitulée Perce neige : « Yeah, cette pluie qui pleure dans l’automne qui perd ses faunes / C’est Démeter qui se meurt de l’exil de Perséphone / En somme, nous sommes des fleurs perce-neige, ultime arme de la détresse / Des gouttes qui coulent comme les larmes de la déesse »22.

Le mythe de Perséphone n’est pas sans points communs avec le conte de Blanche-Neige, dont nous avons vu que le nom avait parfois été traduit en « Snowdrop »23. Comme la déesse grecque, Blanche-Neige est une jeune fille soumise aux assauts des forces infernales, en l’occurrence une belle-mère sorcière. Comme elle, elle subit symboliquement une « éclipse » hivernale, en sombrant dans un long sommeil qui ne sera rompu que par le baiser du prince, allégorie du printemps faisant renaître la végétation… et en premier lieu le perce-neige. Ainsi, Perséphone et Blanche-Neige peuvent être perçues comme des personnifications de la belle saison, mais aussi de la plante qui nous intéresse, se frayant un chemin depuis les profondeurs pour amener la floraison au monde.
Le perce-neige annonce le temps des folâtreries champêtres, la joyeuse époque des amours juvéniles auxquels s’adonnent les jeunes gens. De cela, une chanson de 1860 en atteste, avec une poésie bien typique du siècle : « Veillez sur vos roses fillettes /Le Perce-neige va briller ! (…) / Vous dont la blanche mousseline / Trahissait les jolis contours /Dans l’hiver, sous la levantine / Vous fermez la porte aux amours / Du bonheur, douces messagères /Laissez la pudeur sommeiller / Reprenez vos robes légères /Le Perce-neige va briller »24. On voit donc notre plante clairement inféodée aux demoiselles, et cette association symbolique explique peut-être les propriétés médicales qu’on lui attribue dans de vieux manuscrits. En effet, Dioscoride, le célèbre médecin de l’Antiquité, estime que les fleurs séchées du perce-neige « sont bonnes pour baigner l’inflammation autour de l’utérus et expulser le flux menstruel ». La plante présente ainsi un caractère féminin très net et se trouve reliée à de figures de pureté dont la Vierge Marie est le cas le plus emblématique.

De l’oubli funéraire au moly d’Homère
Pourtant, à contre-courant de l’idée que nous nous sommes jusqu’à présent faite sur la plante, les nivéoles et perce-neiges ont aussi été interprétées comme de symboles funéraires. Est-ce à cause de leur couleur blanche et de leur rapport avec la neige, évoquant le linceul des chambres mortuaires ? Toujours est-il que plusieurs croyances ou traditions nous conduisent à ce registre du deuil et du décès.
Dans certaines régions d’Angleterre, par exemple, on pense qu’il ne faut pas amener le premier perce-neige de l’année à l’intérieur des maisons. Celui-ci porterait malheur, et serait capable d’attirer la faucheuse au sein du foyer. Cette croyance viendrait de la ressemblance de la fleur avec un cadavre dans son linceul, mais le symbolisme de l’hiver y joue sans doute un rôle également25. La même idée implique qu’il ne faut surtout pas offrir de perce-neige à quelqu’un, car cela signifierait qu’on veut la voir morte. Une légende anglaise évoque par ailleurs une femme découvrant son amant gravement blessé, et décidant d’apposer sur ses plaies des flocons de neige. Ceux-ci se transforment alors en perce-neiges en même temps que l’homme succombe26.

Mais le rapport de notre plante à la mort s’éclaire aussi par ses propriétés. Les perce-neiges et les nivéoles, en effet, sont des plantes toxiques, et même mortelles à dose relativement faible. Au XIXe siècle, François-Joseph Cazin expliquait que cette toxicité fut découverte de façon fortuite, quand une dame vendit des « oignons » de perce-neiges à la place de ceux de ciboulettes27… Cela aurait entrainé de violents vomissements chez les consommateurs, ce qui est un symptôme classique d’un empoisonnement au bulbe de la plante.
Cependant, et comme c’est souvent le cas, une herbe vénéneuse peut aussi, dosée avec minutie, devenir un médicament précieux. Il en est ainsi des perce-neiges et des nivéoles. Les premières contiennent de la galantamine, qui est utilisée pour lutter contre le déclin cognitif dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, ou de tout autre trouble touchant à la mémoire28. Il n’est donc aucun hasard à ce que le perce-neige ait été choisi comme emblème et nom d’une association caritative venant en aide aux personnes concernées par la maladie mentale ; association fondée par Lino Ventura et son épouse Odette en 1966. De plus, la galantamine serait un antidote capable de contrecarrer les effets de certaines drogues, et notamment l’atropine contenue dans grand nombre de solanacées usées en sorcellerie. Ce dernier point nous conduit à un mystère historique passionnant : celui d’une plante citée par Homère dans l’Odyssée et qu’il nomme le moly.
Si Homère est le premier à mentionner cette plante, les autres auteurs antiques venant après lui le font également, essayant d’y voir des espèces qui leur sont familières comme Théophraste29, Dioscoride30, Pline l’Ancien31 ou le Pseudo-Apulée32. Or, plusieurs arguments plaident en faveur de notre perce-neige, au sens large du terme. En effet, il est question du moly au moment où Ulysse et ses compagnons, au cours de leur voyage vers Ithaque, visitent l’île de Circé. L’épisode est bien connu : l’équipage envoyé en reconnaissance dans l’antre de la magicienne est transformé en une horde de cochons, à l’exception d’Eurylochos qui rapporte la nouvelle à Ulysse. Celui-ci se met alors en quête de les délivrer et tandis qu’il s’avance, il croise le dieu Hermès, qui lui offre ses conseils. C’est à ce moment-là qu’est évoqué le moly : « Tiens, prends, avant d’aller dans la demeure de Circé, cette bonne herbe, qui éloignera de ta tête le jour funeste. Je te dirai toutes les ruses maléfiques de Circé. Elle te préparera une mixture ; elle jettera une drogue dans ta coupe ; mais, même ainsi, elle ne pourra t’ensorceler ; car la bonne herbe, que je vais te donner, en empêchera l’effet »33. En suivant les conseils du dieu messager, Ulysse parvient effectivement à déjouer le poison et à sauver ses compagnons.

La signification de cet épisode est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait, et à sa lecture on comprend aisément pourquoi des chercheurs ont suggéré que le moly puisse correspondre à notre perce-neige34. Tout d’abord, Circé est une ensorceleuse, une sorcière, et il ne fait aucun doute que la mixture qu’elle prépare inclut des ingrédients toxiques, capables de faire perdre la tête aux marins. La fameuse transformation en cochon, en effet, présente toutes les caractéristiques d’un délire psychotique. Les individus se mettent à halluciner et à agir comme des bêtes, délaissant leur humanité sous l’effet de la drogue. Dès lors, on est en droit de suggérer que la potion concoctée par Circé accueillait quelques solanacées bien connues, telles la belladone, la morelle, la mandragore ou encore le redoutable datura. Or, n’avons-nous pas constaté que la galantamine du perce-neige était capable de lutter contre les symptômes de l’atropine ? L’herbe cueillie par Hermès et offerte à Ulysse pourrait alors être notre plante, à même de contrer la magie de Circé.
Mais les arguments en faveur d’un moly perce-neige ne s’arrêtent pas là puisque les compagnons d’Ulysse, en pénétrant dans la demeure maudite et en se transformant en cochons, vivent un épisode de désordre mental évident. Allégoriquement, cette métamorphose correspond donc à une amnésie, un oubli de sa propre personne et de son humanité… Autant de signes de folie que le perce-neige est à même d’entraver par son action sur la mémoire et le cerveau. Ulysse garde la tête sur les épaules quand ses hommes la perdent, mais c’est par le moly qu’il guérit la démence et l’oubli de ses camarades. Il est d’ailleurs intéressant de relever que l’espèce est citée dans des jeux vidéo relatifs à l’univers d’Harry Potter35. Or, d’après le site Pottermore, le moly serait mentionné dans l’ouvrage Mille herbes et champignons magiques de la sorcière Phyllida Augirolle, où il est indiqué qu’elle combat les enchantements.

Notons pour conclure que les descriptions antiques de la plante, bien qu’absentes chez Homère, appuient l’hypothèse du perce-neige ou de la nivéole. Ovide, dans ses Métamorphoses, parle ainsi d’une « fleur blanche, qui possède une racine noire » qu’Ulysse emploie comme talisman en pénétrant la demeure de Circé36. Il faut dire que symboliquement, en apparaissant le premier après l’obscurité hivernale, le perce-neige est un marqueur de souvenir ; il nous rappelle l’existence du printemps et des beaux jours, comme le moly rappelle aux membres de l’équipage métamorphosé qui ils sont réellement.
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Ainsi, nivéoles et perce-neiges recèlent bien des mystères. Ils symbolisent la blancheur hivernale, et par conséquent se rattachent aux notions de virginité et de pureté. De Marie aux fées du printemps, de Perséphone à Blanche-Neige, ces plantes aux floraisons précoces sont aussi associées au retour de la lumière au coeur des ténèbres ; du regain d’espoir après les longues nuits hivernales. En quelque sorte, le perce-neige « chasse l’hiver froid », comme l’invoque la chanson traditionnelle bien connue. Drive the Cold Winter Away remonte au moins au XVIIe siècle37, soit à une époque où l’hiver était vécu dans la chair de chacun, et constituait une épreuve difficilement appréhendable à l’aune de notre confort moderne. Apercevoir la clochette du perce-neige devait donner du baume au coeur du paysan, dont les réserves venaient peut-être à manquer.
Mais le perce-neige symbolise aussi le souvenir. Il nous rappelle l’existence des beaux jours et des printemps en fêtes au moment où le tunnel de l’hiver parait interminable. En outre, il est peut-être le fameux moly évoqué par les sources antiques, dont Homère, qui contrecarre la magie de l’oubli perpétrée par Circée. À l’heure où j’achève cet article, les perce-neiges sont sortis sur le bord des chemins et dans les jardins que nappe encore le gel du matin. Éclaireurs du cortège printanier, ils seront bientôt suivis des violettes, primevères et autres jacinthes… puis retomberont dans leur sommeil annuel, sans pour autant qu’on les oublie.
Pablo Behague, « Sous le feuillage des âges ». Février 2025.
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(1) Richard Mabey, 1996, Flora Britannica.
(2) Charles M. Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes.
(3) Auteurs incertains, 1641, Guirlande de Julie.
(4) Jacob Grimm, Wilhelm Grimm, et Arthur Rackham, 1909, The Fairy Tales of the Brothers Grimm.
(5) Lewis Carroll, 1865, Alice’s Adventures in Wonderland.
(6) Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(7) Hans Christian Andersen, 1861, Le Papillon.
(8) Johann Wolfgang von Goethe, 1816, Next Year’s Spring.
(9) Théophile Gautier, 1884, Premier sourire du printemps.
(10) Alexandre Dumas, 1872, Le Prince des voleurs.
(11) Hans Christian Andersen, 1835, Les fleurs de la petite Ida.
(12) Clive Staples Lewis, 1950, The Chronicles of Narnia – The Lion, the Witch and the Wardrobe.
(13) 2020, Le perce-neige : mythe, légende et remède, murmuresdeplantes.fr.
(14) 2010, Légendes du perce-neige, beatricea.unblog.fr.
(15) Richard Folkard, 1884, Plant Lore, Legends and Lyrics.; Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(16) Mabey, 1996, Flora Britannica, op. cit.
(17) Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(18) Folkard, 1884, Plant Lore, Legends and Lyrics., op. cit.
(19) Folkard, 1884, op. cit.
(20) Thomas Tickell, 1722, Kensington Garden.
(21) Ovide, Ier s., Métamorphoses.
(22) Dooz Kawa, 2014, Perce Neige.
(23) Grimm, Grimm, et Rackham, 1909, The Fairy Tales of the Brothers Grimm, op. cit.
(24) Jean-François Dumas, 2014, Le perce-neige (Galanthus nivalis) et espèces proches.
(25) Folkard, 1884, Plant Lore, Legends and Lyrics., op. cit.
(26) Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(27) François-Joseph Cazin et Henri Cazin, 1868, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes.
(28) Jacqueline S. Birks, 2006, Cholinesterase inhibitors for Alzheimer’s disease.
(29) Théophraste, IVe-IIIe s. av. J.-C., Historia plantarum – Recherche sur les plantes.
(30) Pedanius Dioscoride, Ier s., De Materia Medica.
(31) Pline l’Ancien, vers 77, Histoire naturelle – Livre XXI.
(32) Pseudo-Apulée, IVe s., Herbarius.
(33) Homère, VIIIe s. av. J.-C., L’Odyssée.
(34) Andreas Plaitakis et Roger C. Duvoisin, 1983, Homer’s moly identified as Galanthus nivalis L.: physiologic antidote to stramonium poisoning.
(35) Jam City, 2018, Harry Potter : Secret à Poudlard – jeu.
(36) Ovide, Ier s., Métamorphoses, op. cit.
(37) Auteur inconnu, 1625, Drive the Cold Winter Away – chanson.
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Discret la plupart du temps, le cerf devient en septembre l’hôte le plus bruyant et le plus tapageur des forêts. Son brame résonne alors à la tombée de la nuit ou à l’aube, parfois en journée, faisant tressaillir les quelques humains qui erreraient dans les parages. Il se trouve quelque chose de profondément mystérieux, presque de surnaturel, dans ce cri rauque et intense, qui tel le tonnerre au cœur des ténèbres parait émerger des entrailles mêmes de la terre. Avec un peu d’imagination, on pourrait tout à fait le croire sorti d’une dimension parallèle, d’un pays inconnu et inexploré… en bref, de l’Autre Monde cher à la mythologie celtique. Cela étant dit, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce « roi des forêts » ait été considéré, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, comme un symbole de passage entre la vie et la mort, et plus généralement entre la réalité et l’irréel. On parle alors d’un animal « psychopompe », c’est-à-dire qui permet le transfert entre les mondes, le voyage des âmes depuis la Terre vers l’Au-delà. C’est précisément cet aspect du cerf que nous allons essayer d’éclaircir, par le biais de pérégrinations qui nous feront partir de l’Irlande celtique et nous mèneront jusqu’à Poudlard.

La poursuite du cerf vers l’Autre Monde : un motif classique.
Il nous faut tout d’abord aborder un schéma narratif extrêmement répandu, qui voit un personnage se lancer à la poursuite d’un cerf qui, plus ou moins subtilement, le conduira à s’égarer jusqu’à atteindre un autre monde. Très souvent, cette rencontre a lieu au cours d’une chasse, durant laquelle le héros se sépare de ses compagnons sans s’en apercevoir. Ce motif s’observe à plusieurs reprises dans la mythologie celtique, aussi bien irlandaise que galloise.
En ce qui concerne la première, nous pouvons nous pencher sur l’histoire d’Oisin, fils du célèbre Finn. Celui-ci chasse en compagnie de son père, poursuivant des cerfs, quand il distingue, au milieu de la forêt, une jeune femme d’une beauté surnaturelle, montant un cheval d’une blancheur éclatante. La dame en question s’avère issue d’un royaume lointain nommé la « Terre de Jeunesse » et, éprise d’Oisin, elle l’invite à l’y rejoindre. Après des adieux émouvants à son peuple, notre héros part donc avec la ravissante inconnue, sur son coursier. Or, au cours de leurs voyages, plusieurs indices sont égrainés dans le manuscrit pour indiquer au lecteur un passage progressif vers le sidh, c’est-à-dire vers le pays des Tuatha-de-Danann, qui sont les dieux celtiques. Par exemple, ils voient « une jeune fille au sommet d’une vague sur un destrier brun, tenant une pomme d’or dans la main droite ». Or, la pomme est un marqueur de paradis, ce dont on sera convaincu en songeant au jardin d’Eden ou à la dernière demeure du roi Arthur, l’île d’Avallon. Mais surtout, et c’est précisément ce détail qui nous intéresse, ils aperçoivent une « biche sans cornes sauter agilement tandis qu’un chien blanc aboie derrière elle »[i]. Ainsi, l’animal mène symboliquement Oisin vers l’Autre Monde, et ce à deux reprises : d’abord en le conduisant à Niamh, ensuite en l’accompagnant vers la « Terre de Jeunesse ». Après quelques années, cependant, les paysages d’Irlande finissent par manquer à Oisin, qui décide de s’en aller en dépit des avertissements de son épouse. De retour dans son pays natal, il ne reconnait rien. Trois-cents ans se sont en fait écoulés, et lorsqu’il en prend conscience, le malheureux mortel tombe de son cheval, raide mort.
Dans la mythologie galloise également, c’est la chasse d’un cerf qui va conduire Pwyll, seigneur du royaume de Dyfell, à entrer en contact avec l’Autre Monde. Alors qu’il parcourt les bois, il entend des chiens qui ne lui appartiennent pas aboyer dans les parages. S’approchant, il découvre un cerf dans une clairière, qu’une meute mystérieuse, composée d’animaux blancs aux oreilles rouges, est en train d’attaquer. Pwyll les fait fuir et lance ses propres molosses sur la proie, jusqu’à ce qu’il aperçoive un cavalier venir à sa rencontre. Celui-ci est un dénommé Arawn qui, comme pouvait le laisser deviner la couleur de ses chiens, est issu de l’Autre Monde. Il reproche à Pwyll de ne pas avoir respecté les règles de la chasse en lui volant le cerf qu’il poursuivait. Par conséquent, afin de laver cet affront, il lui propose un pacte : tous deux devront échanger leurs places pendant un an. De plus, Pwyll devra affronter un certain Havgan, ennemi d’Arawn. Dans ce mythe, issu de la première branche du Mabinogion, Pwyll est donc conduit vers l’Autre Monde par la poursuite d’un cerf, qui lui fait rencontrer un être surnaturel qui lui en ouvre la porte[ii].
Cette rencontre d’un chevalier merveilleux par l’intermédiaire d’une chasse au cerf se retrouve dans le Lai de Tyolet, poème anonyme du Moyen Âge s’intégrant dans le cadre des légendes arthuriennes[iii]. Il met en scène un jeune homme vivant avec sa mère veuve dans la forêt, et à qui une fée a donné à la naissance la capacité d’attirer les animaux en sifflant. Mais un jour, il aperçoit un cerf qui ne s’approche pas et qu’il décide par conséquent de suivre. Celui-ci le mène à un deuxième cerf, puis traverse une rivière. Tyolet s’en désintéresse alors et tue le nouveau venu. Toutefois, quand il relève la tête, il se rend compte avec stupeur que le premier cerf s’est transformé en un chevalier, qui l’observe de l’autre côté de la rive. N’ayant jamais vu un tel individu, il lui pose une multitude de questions, jusqu’à ce que son interlocuteur lui ordonne de retourner chez lui afin d’enfiler l’armure de son père. Après cela, Tyolet se rendra à la cour d’Arthur où il vivra de nouvelles péripéties jusqu’à son mariage avec une princesse mystérieuse. Ainsi, c’est une fois de plus la piste du cerf qui mène notre héros au surnaturel, en l’occurrence à un chevalier métamorphe, incarnation de l’Autre Monde et de la magie.
L’imaginaire chrétien n’est pas en reste à ce sujet, et il nous offre même une figure psychopompe tout à fait singulière : celle du cerf crucifère, allégorie du Christ et de la lumière divine éclairant l’homme. Cette créature énigmatique se retrouve autant dans les Vies légendaires des saints Hubert et Eustache que dans un conte relatif à un roi écossais nommé David. Le premier, Hubert, était un seigneur passionné par la chasse au point d’en oublier ses obligations morales. Son péché est tel qu’il va jusqu’à pratiquer son activité favorite un Vendredi saint (c’est-à-dire à la date commémorant la mort de Jésus). Or, c’est précisément au cours de cette journée qu’il fait la rencontre d’un cerf qui lui apparait d’emblée comme extraordinaire : il est tout blanc et porte une croix scintillante entre ses bois. Hubert commence pourtant par traquer l’animal, mais s’interrompt brusquement quand une voix s’élève depuis le néant et s’adresse à lui en ces termes : « Jusqu’à quand poursuivras-tu les bêtes dans les forêts ? Jusqu’à quand cette vaine passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? ». Le seigneur finit par se prosterner et par suivre les conseils qu’on lui prodigue, se convertissant et dédiant sa vie à l’Église[iv]. Le motif est peu ou prou le même dans l’histoire de saint Eustache. Alors général romain, celui-ci poursuit une harde de cerfs quand il s’aperçoit que l’un d’eux est nettement plus beau et plus grand que les autres. Il décide de le prendre en chasse jusqu’à ce qu’il le rattrape et distingue un crucifix entre ses cors. L’animal s’adresse alors à Eustache et affirme être venu pour le sauver, en le menant vers le Dieu unique[v]. Enfin, pour ce qui est de David, roi écossais, celui-ci est déjà chrétien en 1128 lorsqu’il croise le chemin du cerf christique. Celui-ci l’attaque et l’oblige à se défendre en lui agrippant les bois. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il distingue la croix, qui l’incitera ensuite à fonder l’abbaye d’Halyrood (dont l’étymologie provient de « sainte croix », en scots)[vi].


Dans les trois cas que nous venons d’aborder, le cerf mène donc les personnages vers l’au-delà, les sphères immatérielles de l’existence, en l’occurrence en les conduisant à Dieu. Il les incite à délaisser les futilités humaines pour rejoindre quelque chose de plus grand et de plus spirituel, un « autre monde » en somme. L’allégorie christique que représente le cerf ne doit rien au hasard. Rappelons en effet que cet animal a la particularité de perdre ses bois tous les ans… mais aussi de les voir repousser. À cet égard, il est l’image du cycle de la mort et de la résurrection, qui nous ramène bien sûr à Jésus. Ainsi, le cerf, à l’instar d’Hermès dans la mythologie grecque, est le messager et passeur entre le monde des vivants et celui des morts ; entre la réalité matérielle et la dimension mystique.
La figure légendaire du cerf blanc.
Nous avons pu constater que, dans la plupart des épisodes narrés ci-dessus, les cerfs psychopompes se distinguent plus ou moins subtilement de leurs congénères par des caractéristiques physiques ou comportementales : ils peuvent être plus grands, plus agiles, plus beaux, plus rapides, se transformer en chevaliers ou encore porter un crucifix éclatant entre leurs bois… Mais le critère le plus répandu et le plus sûr qui nous permette de suspecter un cerf passeur de mondes est celui de sa couleur. Dans bien des cas, en effet, la créature en question est blanche, soit entièrement soit en partie. Au sein de la mythologie celtique, cette singularité est propre à tous les animaux venus de l’Autre Monde, et elle s’accompagne parfois de portions rouges, comme les yeux ou les oreilles (souvenons-nous par exemple des chiens d’Arawn). Le Moyen Âge poursuit cependant cette tradition en se concentrant davantage sur le cerf que sur les autres mammifères.
Ainsi, on retrouve la mention d’un cerf blanc dans le Lancelot-Graal, ce cycle de romans en rapport avec les chevaliers de la Table ronde et la quête du calice légendaire. Or, cette créature mystérieuse se fond une nouvelle fois avec la figure du Christ, intimement liée au Graal puisque l’on croit alors qu’il s’agit du récipient utilisé au cours de la Cène. C’est tout d’abord Lancelot, le chevalier-pécheur, qui aperçoit l’animal. Il porte une chaîne d’or autour du cou et est entouré de six lions, « qui le gardaient aussi précieusement que la mère son enfant ». L’amant de Guenièvre rencontre le même cortège un peu plus tard, cette fois en compagnie du magicien Mordred, et tous deux tentent de le suivre avant d’être interrompus par deux chevaliers qui les jettent à terre. C’est finalement Galahad, le chevalier au cœur pur, escorté de Perceval et de Bohort, qui parviendra à l’accompagner jusqu’à un ermitage où un vieillard est en train de dire une messe. Survient alors un phénomène qui prouve de façon indubitable le caractère surnaturel du cerf blanc, et son rapport avec l’Autre Monde : « Le Cerf en effet leur sembla devenir un homme et, sur l’autel, il prenait place dans un siège magnifique ». Les quatre fauves se transforment ensuite en quatre créatures ailées représentant les évangélistes – l’humain, le lion, le bœuf et l’aigle – et s’en vont en portant l’individu assis. C’est finalement une voix jaillie de l’au-delà qui révèle la véritable nature dudit individu : « C’est ainsi, dit-elle, que le Fils de Dieu descendit en la Vierge Marie, sans qu’elle en perdît sa virginité »[vii]. Le cerf blanc est donc le Christ. L’animal conduit symboliquement à Dieu, aussi bien pour Hubert, Eustache et le roi David que pour Galahad et ses compagnons.

Néanmoins, cet étrange mammifère n’est pas toujours auréolé de sainteté biblique. Dans le Lai de Graelent, par exemple, texte médiéval écrit par Marie de France, la biche blanche ne mène pas le chevalier à Dieu, mais à une belle femme nue, se baignant dans une fontaine en compagnie de deux servantes. Graelent, qui vient de repousser les avances de la reine, est pris de passion pour l’intéressée, à qui il dérobe les vêtements qu’elle avait suspendus à un arbre. S’en suit une scène de viol, conduisant de façon incompréhensible à une relation amoureuse consentie. Mais on apprend un peu plus tard que la dame n’est pas tout à fait humaine, puisqu’elle propose à Graelent de lui apparaitre où il le voudra et quand il le voudra. En réalité, elle s’apparente davantage à une fée, ce que la poursuite du cerf blanc pouvait aisément nous laisser supposer. Elle finit d’ailleurs par emmener Graelent dans l’Autre Monde, d’où il ne reviendra plus[viii].
Il est intéressant de constater que la figure du cerf blanc traverse les siècles, et se retrouve dans des œuvres contemporaines qui nous sont familières. Souvent, elle apparait aux protagonistes dans le cadre d’une chasse, ce qui souligne la persistance d’un même motif depuis l’Antiquité celtique jusqu’à nos jours. Toutefois, ceux qui ont la chance de croiser sa route ne sont pas forcément des chasseurs invétérés, mais plutôt des êtres singuliers, doux, dont le tempérament contraste justement avec le bruit et la fureur de la battue. Par exemple, dans House of the Dragon, qui est une série se penchant sur le règne des Targaryen plus de 150 ans avant la naissance de la célèbre Daenerys de Games of Thrones, il est question d’une partie de chasse organisée par le roi Viserys[ix]. Or, celle-ci est liée à la rumeur qu’un cerf blanc se trouve dans les forêts d’alentour. On considère alors que le mammifère pourra servir à départager les héritiers qui se disputent le trône futur, à savoir Rhanyra et son demi-frère Aegon. Néanmoins, quand la première rencontre finalement le mythique animal, elle refuse tout bonnement de lui faire du mal. Ils s’observent longuement, et cette seule interaction la convainc qu’elle est bel et bien l’héritière légitime. Ici, le cerf joue donc son rôle de « roi de la forêt » ; il choisit le monarque à venir. Cependant, il revêt aussi un caractère surnaturel évident, ce que la mise en scène souligne de diverses manières. La jeune fille est en effet isolée avec Sir Criston au moment de la rencontre, alors qu’une foule importante participe pourtant à la chasse. De plus, la scène est calme et silencieuse, et contraste ainsi avec celles qui précèdent et qui suivent, où le vacarme des chiens, des cris et des cors résonne de toute part. Enfin, elle a lieu dans une zone ouverte, au décor lumineux, qui se distingue de la sombre forêt où chevauchent les hommes[x].

Le motif de la chasse au cerf blanc se retrouve aussi dans Les Chroniques de Narnia, mais cette fois l’animal joue un rôle inverse de celui qu’on lui connait d’habitude. Tandis que la créature escorte généralement les humains vers le monde merveilleux, c’est au contraire elle qui amène ici les enfants à quitter le royaume parallèle pour qu’ils rejoignent leur chambre. À la fin du premier tome, en effet, alors que Peter, Susan, Edmund et Lucy sont devenus des rois et des reines de Narnia, ils apprennent l’existence de rumeurs au sujet d’un cerf blanc qui errerait dans les forêts du pays ; un cerf blanc capable d’accomplir les souhaits de celui ou celle qui saurait l’attraper. Ils partent ainsi en chasse et finissent par repérer sa trace. Mais le cerf blanc ne se laisse pas capturer si facilement et les conduit à s’enfoncer dans les fourrés épais… jusqu’à un réverbère. Là, ils regagnent les souvenirs de leurs vies antérieures et se retrouvent malgré eux dans la garde-robe qui les avait jadis menés à Narnia[xi]. Dès lors, le cerf joue une fois encore le rôle de passeur entre les mondes… mais dans un sens qui n’est pas habituel puisqu’il dissipe en l’occurrence la magie pour raccompagner les enfants dans la société moderne.
Dans le jeu vidéo The Elder Scrolls V : Skyrim, une quête consiste aussi à chasser un cerf blanc, et ce afin de pouvoir communiquer avec une créature spectrale et surnaturelle nommée Hircine. Celle-ci a provoqué la malédiction d’un certain Sinding, l’amenant à devenir un loup-garou incapable de se contrôler qui a déchiqueté une fillette et a été conduit en prison. L’origine de ce sort est le vol d’un anneau, que le joueur doit donc rendre à Hircine pour qu’il libère Sinding. Toutefois, il n’existe qu’un seul moyen d’entrer en contact avec lui : il faut pour cela trouver et tuer le mythique cerf blanc. Ainsi, le cervidé est encore une fois un intermédiaire entre les mondes, une passerelle entre la réalité et la dimension spectrale qu’habite Hircine ; qui se présente d’ailleurs sous la forme d’un cerf fantomatique[xii].
Relevons pour conclure ce chapitre que le cerf blanc est dans la fiction un animal fantastique, féérique, à l’instar de la licorne dont il est du reste très proche symboliquement. Néanmoins, contrairement à cette dernière, il dispose d’une existence véritable attestée par la science. En effet, nos forêts sont bel et bien peuplées de cerfs blancs, qui sont en fait des cerfs touchés par le leucisme ; cette pathologie entrainant la pâleur de différentes parties du corps, dont la peau et les poils. Il va de soi que ces individus sont exceptionnels, et qu’ils deviennent souvent célèbres dans la région qui les abrite. L’île d’Arran, en Écosse, aurait par exemple accueilli un cerf blanc dans les années 1960, et la légende veut qu’on en ait aperçu d’autres depuis. Quoi qu’il en soit, l’animal est désormais la mascotte de l’île et de la marque de whisky qu’on y produit.
Le cerf entre la vie et la mort.
Dans le val Camonica, en Lombardie, se trouve l’un des plus vastes ensembles de pétroglyphes du monde. Or, l’étude des figures découvertes montre que le cerf occupait, déjà à la préhistoire, une place privilégiée dans l’imaginaire des hommes. L’animal est dépeint en train d’être chassé, certes, mais aussi sous la forme de créatures anthropomorphes dotées de bois, qui pourraient correspondre à des divinités[xiii]. Cette forte représentation du cerf dans l’art rupestre est commune à la plupart des grands sites connus, et on peut dès lors s’interroger sur le rôle symbolique que jouait cet animal. Il n’est pas impossible qu’il occupât déjà une fonction psychopompe, en permettant le passage des âmes trépassées vers les sphères divines.

Si pénétrer les esprits en des temps aussi reculés, et en possession de sources aussi restreintes, relève de l’utopie, on peut en revanche affirmer que le cerf de l’époque celtique tissait avec le monde des morts un rapport singulier. En outre, celui qui est devenu notre « roi des forêts » était mis en rapport avec le concept d’éternité, comme si les notions de vie et de trépas n’interféraient pas avec l’existence de cet être pur et enchanté, qui enjambait la frontière connectant les deux états. À ce propos, il n’est pas inutile de nous pencher sur un cerf particulier issu du conte irlandais de Culhwch et Olwen.
Cette histoire met en scène un jeune homme du nom de Culhwch qui, en raison d’une malédiction de sa belle-mère, est tombé amoureux d’une certaine Olwen, seule femme qu’il peut marier, mais qui, pour son plus grand malheur, est la fille du terrible géant Yspaddaden. Le monstrueux beau-père conditionne en effet la main de sa protégée à une succession d’épreuves, en apparence impossibles, dont certaines ne peuvent être réalisées qu’avec l’appui d’un être surnaturel nommé Mabon, « fils divin ». Mais il se trouve que Mabon a été enlevé dès l’âge de trois ans par sa mère et que nul ne sait où il est. Culhwch se fait alors aider par un certain Gwrhyr, qui a la particularité de pouvoir parler aux animaux et qui se met à enquêter auprès des habitants de la forêt. Or, l’un d’eux est le cerf de Redynvre, qui explique à Gwrhyr que quand il est arrivé à cet endroit, il n’y avait aucun arbre à l’exception d’un jeune chêne, qui depuis a grandi jusqu’à devenir un « chêne à cent branches », puis a péri pour n’être plus qu’une souche desséchée[xiv]… Il va de soi que la mention de l’arbre par le cervidé vise à souligner l’immense laps de temps qui s’est écoulé, d’autant plus qu’il est question du cycle de vie d’un chêne, réputé pour sa longévité. Ainsi, le cerf symbolise la vieillesse surnaturelle, l’éternité par-delà la mort… Il ne trépasse pas et enjambe la frontière qui sépare le monde des vivants au monde merveilleux.
Ce caractère immortel témoigne bien sûr d’une essence magique. De fait, il se retrouve chez le plus célèbre des magiciens du Moyen Âge, et peut-être même de tous les temps : Merlin. En effet, en ce en dépit du fait qu’il existe un « tombeau de Merlin » en forêt de Brocéliande, le sage protecteur de la Table ronde ne meurt généralement pas dans les récits que nous connaissons à son sujet. Mieux encore, sa vieillesse extraordinaire et sa longévité fantastique sont fréquemment soulignées dans les manuscrits. Né de la magie, il est un être surnaturel et donc présumé impérissable. En outre, l’arbre favori du magicien, celui sous lequel il divulgue ses prophéties, est le pommier, arbre de l’Autre Monde, mais aussi de l’éternité qui en découle. Dans la version la plus répandue, celle du Lancelot-Graal, Merlin finit par se faire emprisonner par la fée Viviane, au sein d’un lieu énigmatique où il devra subsister jusqu’à la nuit des temps. En revanche, jamais il n’est question de trépas au sens où nous l’entendons. Mais que vient faire le cerf là-dedans ? Eh bien, Merlin montre avec l’animal qui nous intéresse un rapport particulier. Non seulement il est capable de communiquer avec lui (comme avec les autres animaux de la forêt), mais il lui arrive également de se métamorphoser en cerf à l’occasion. Par exemple, dans le Lancelot-Graal, série d’œuvres anonymes datées du XIIIe siècle que l’on appelle aussi le « Cycle de la Vulgate », l’ensorceleur se retrouve sous la forme d’un cerf dans les forêts de Rome, puis jusque dans le palais de Jules César qu’il aide dans l’interprétation de ses rêves[xv]. Ainsi, à travers Merlin, le cerf montre une fois encore une relation étrange avec le fleuve de la mort, qu’il enjambe sans même être mouillé. Il traverse les âges au-dessus des âmes mortelles, tel un symbole d’éternité que nul ne peut atteindre.

Toutefois, si le cerf merveilleux symbolise l’immortalité, il n’en joue pas moins toujours son rôle de passeur d’âme vers l’au-delà. Ainsi, s’il franchit effectivement ce fameux fleuve entre la vie et la mort, il le fait souvent avec quelqu’un sur son dos. De fait, les cerfs sont fréquemment mentionnés en des lieux qui constituent une interface, ou un sas d’entrée vers l’Autre Monde. Dans la mythologie germano-scandinave, par exemple, existe un cerf nommé Eikthyrnir, qui selon l’Edda en prose de Storri Sturluson « se tient près du hall du père et mord les branches de Læradr »[xvi]. Or, ce fameux « hall du père » n’est autre que le Valhalla, c’est-à-dire le palais où Odin accueille les guerriers tombés au combat, qui sont invités à y festoyer et à s’y entrainer en attendant le Ragnarök. Dès lors, Eikthyrnir incarne à merveille la dimension psychopompe du cerf, qui ici reçoit les hommes dans le monde des dieux après leur trépas.
Dans bien des cas, il est aussi question d’un dieu-cerf psychopompe, œuvrant à la bonne tenue du passage des âmes vers le royaume des morts. Quand on songe à une telle entité, l’image de Cernunnos nous vient naturellement à l’esprit. Cette divinité gauloise ornée de cors sur la tête serait en effet liée à l’idée de cycle, et donc de voyage entre la vie et la mort ; ce que la perte et la repousse des bois peuvent laisser suggérer. Néanmoins, la pauvreté des sources dont nous disposons sur cette figure nous oblige à demeurer au stade des conjectures. L’iconographie nous offre pourtant quelques indices fort intéressants qui vont dans ce sens, comme le fait que le dieu soit tantôt représenté jeune et imberbe, tantôt en vieillard barbu, comme si son existence était un éternel recommencement. Quoi qu’il en soit, la fiction contemporaine n’a pas hésité à faire de Cernunnos un être psychopompe, favorisant le passage des vivants vers les sphères post-mortem. Par exemple, dans la série Zone Blanche, il est responsable de plusieurs meurtres visant à préserver la forêt dans laquelle il réside, mais il est aussi le gardien de la frontière menant à l’au-delà, choisissant ceux qui doivent ou non la franchir. Le début de la saison 2 le voit ainsi prendre soin du personnage principal de Laurène Weiss, et même la ressusciter en l’enfouissant sous la terre après qu’elle fut tuée par balle[xvii]. Dès lors, Cernunnos occupe l’interface entre les deux états, et joue avec ces derniers en passant les âmes d’un côté ou de l’autre selon son bon vouloir.

La scène du dieu aux bois prenant soin du héros dans un sanctuaire au cœur de la nature n’est pas sans évoquer une autre œuvre contemporaine bien connue : le film d’animation Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki[xviii]. En effet, dans celui-ci, il est question d’une forêt menacée par l’économie humaine, engendrant un conflit au sein duquel prennent place l’action des personnages principaux que sont Ashitaka et San (la « Princesse Mononoké »). La forêt s’incarne dans un « Esprit », mystérieuse entité auréolée d’un caractère mythique et divin, qui prend la forme d’un grand cerf paisible au visage anthropomorphe. Or, le film comprend une scène durant laquelle Ashitika est sur le point de mourir à la suite d’une blessure par balle contractée dans un combat survenu dans le village des forges. Il est alors conduit dans le sanctuaire de la forêt par San, puis déposé dans l’herbe où il reçoit la visite de l’Esprit, qui le raccompagne dans le monde des vivants. Tout est mis en scène afin de montrer le pouvoir dont dispose le cerf d’octroyer la vie… ou au contraire de la reprendre. Ainsi, lorsqu’il s’approche, chacun de ses pas fait fleurir la végétation à l’endroit qu’il a foulé. À l’inverse, juste avant de guérir Ashitika, l’Esprit amène une plante à se flétrir par son seul regard. Dès lors, cet être énigmatique représente à merveille la dimension psychopompe du cerf, capable de dispenser aussi bien la vie que la mort ; l’abondance fertile et la décrépitude aride. Il incarne la force cosmique par excellence, décidant de la subsistance ou au contraire du déclin de chacun d’entre nous. L’Esprit accompagne les âmes dans cette zone trouble qui sépare la présence et l’absence, la vie et la mort ; il leur sert de guide. S’il permet à Ashitika de retourner sur la rive de l’existence, il abrège à l’inverse les souffrances d’un sanglier maudit en le conduisant vers le trépas. Notons enfin un détail intéressant : l’Esprit de la forêt est capable de marcher sur l’eau… ainsi que le faisait Jésus[xix], qui peut justement se manifester par la figure du cerf, ainsi que nous l’avons montré.

Concluons ce petit tour d’horizon des cerfs psychopompes en abordant une œuvre célébrissime : la saga Harry Potter. En effet, celle-ci est marquée par deux rencontres majeures du cerf, qui à chaque fois sont en cohérence avec l’idée d’un animal charnière, connectant le réel et le surnaturel, gardant la frontière entre la vie et la mort. Tout d’abord, Harry et ses amis aperçoivent un grand cerf blanc dans le troisième tome, consacré au « Prisonnier d’Azkaban »[xx]. Il apparait miraculeusement dans la forêt interdite et permet ainsi de mettre en fuite les détraqueurs qui étaient en train d’aspirer leurs âmes. Dès lors, le cerf se manifeste comme un protecteur de la vie. Mais mieux encore, Harry imagine dans un premier temps que l’animal soit directement originaire du monde des morts. En effet, il suggère à ses amis que le cerf pourrait être son père, James Potter, qui en tant qu’animagus était capable de se métamorphoser. Il s’avérera que l’apparition était en réalité le patronus d’Harry lui-même, dédoublé grâce à un voyage dans le temps. Reste que le cerf en question ne trahit en aucune façon le symbolisme qui lui est associé ; il connecte effectivement les mondes entre eux, permet la jonction entre deux dimensions temporelles divergentes.
Sans revenir sur les divers patronus produits par Harry dans les tomes intermédiaires, penchons-nous maintenant sur le dernier livre, au sein duquel a lieu la deuxième rencontre cruciale d’un cerf blanc mystérieux. Harry, accompagné de Ron et d’Hermione, est alors à la recherche des horcruxes, c’est-à-dire des objets accueillant un fragment de l’âme de Voldemort. Montant la garde devant la tente au cœur d’une soirée hivernale, il fait face à un phénomène pour le moins troublant : il distingue d’abord une lumière entre les arbres, avant de s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’ « une biche blanche argentée, brillante comme la lune et éblouissante »[xxi]. Tout semble alors indiquer une apparition fantomatique, depuis l’heure de sa survenue jusqu’à la description de l’animal, d’une pâleur surnaturelle et ne laissant aucune trace sur la neige. La biche le mène finalement à un étang au fond duquel il trouve l’épée de Gryffondor. Bien sûr, le trio s’interroge sur cet étrange évènement… et comme dans l’exemple précédent, ils émettent dans un premier temps l’hypothèse que ce cerf puisse être une manifestation post-mortem. En effet, ils suggèrent que cette biche pourrait avoir été envoyée par Dumbledore en personne, et ce en dépit du fait que celui-ci soit mort depuis déjà plusieurs mois… Ainsi, le cerf aurait joué son rôle symbolique de passeur entre les mondes, d’intermédiaire avec l’au-delà. Toutefois, le lecteur apprendra finalement que la biche n’était une fois encore qu’un patronus : celui de Severus Rogue qui cherchait à les aider sans être découvert. Quoi qu’il en soit, le cerf apparait bel et bien comme l’expression des dimensions cachées, d’autant plus quand il adopte un pelage pâle le faisant ressembler à un spectre errant sur la Terre.

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Au terme de ce petit tour d’horizon, nous constatons donc que le caractère psychopompe du cerf est largement répandu et intemporel. Depuis les anciens mythes celtiques jusqu’aux films et livres récents, il présente une symbolique cohérente et se voit attribuer des rôles bien définis. Le cerf guide les âmes vers l’Autre Monde, garde la frontière entre la vie et la mort, et plus généralement se rapporte à la notion de passage. Il va de soi que l’exhaustivité est impossible dans le cadre d’un tel sujet, mais j’espère que les exemples évoqués permettront aux lecteurs d’observer le cerf avec un œil différent… ou d’écouter son brame en tenant compte du mystère qui entoure cet animal légendaire, qui a de tout temps fasciné l’homme. Dans ce son guttural et profond, quiconque tend l’oreille peut percevoir les échos de mondes lointains et cachés ; des mondes où il peut arriver aux âmes mortelles de se perdre s’ils se mettent à suivre les empreintes de sabots.
Pablo Behague. « Sous le feuillage des âges ». Octobre 2024.
[i] Auteur inconnu, XVIIe s., Oisín ar Tír na n-Óg.
[ii] Auteur inconnu, XIVe s., Mabinogion, première branche.
[iii] Auteur inconnu, XIIe-XIIIe s., Lai de Tyolet.
[iv] Hubert le Prévost, XVe s., Vie de saint Hubert.
[v] Auteur inconnu, Ve-VIIe s., Vie et Passion de saint Eustache.
[vi] Halfdan Ozurrson, 2018, The Great Hunt: The Historical Perspective and Themes in the Mythology of the White Stag.
[vii] Auteur inconnu, XIIIe s., Le Lancelot – Lancelot-Graal.
[viii] Marie de France, XIIe s., Lai de Graelent.
[ix] George R. R. Martin et Ryan Condal, 2022, House of the Dragon – S.1, E.3.
[x] Florie Maurin, 2022, Cerfs blancs à l’écran : résurgences et reconfigurations d’un motif médiéval dans quelques productions de fantasy.
[xi] Clive Staples Lewis, 1950, The Chronicles of Narnia – The Lion, the Witch and the Wardrobe.
[xii] 2011, The Elder Scrolls V : Skyrim – jeu vidéo.
[xiii] Cindy Cadoret, 2020, La chasse comme rite initiatique dans la mythologie irlandaise : la formation du guerrier et l’action préliminaire à la découverte et à la rencontre surnaturelle.
[xiv] Auteur inconnu, vers le XIe s., Culhwch ac Olwen.
[xv] Auteur inconnu, XIIIe s., L’Estoire de Merlin – Lancelot-Graal.
[xvi] Snorri Sturluson, XIIIe s., Edda en prose.
[xvii] Mathieu Missoffe, 2019, Zone Blanche – S2, E1.
[xviii] Hayao Miyazaki, 1997, Princesse Mononoké.
[xix] Auteur inconnu, Ier s. – IIe s, Bible – Nouveau Testament.
[xx] J.K. Rowling, 1999, Harry Potter and the Prisoner of Azkaban.
[xxi] J.K. Rowling, 2007, Harry Potter and the Deathly Hallows.
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