La fleur de fougère : sur les traces d’un fantasme populaire

Maria Orłowska-Gabryś (1925-1988). Illustation d’un livre pour enfant.

Les fougères sont des plantes particulières de nos écosystèmes. Alors que la plupart des végétaux qui nous entourent garantissent leur reproduction par l’intermédiaire de fleurs et de fruits, celles-ci adoptent une stratégie différente, basée sur des spores, aujourd’hui bien connue, mais qui demeura pendant longtemps énigmatique. Cette spécificité, cela va de soi, a été traduite scientifiquement par le rangement des fougères au sein d’un ensemble taxonomique original, à savoir la division des Ptéridophytes, accueillant aussi les prêles et les lycopodes. Mais si nous comprenons désormais leur fonctionnement, les fougères ont pendant longtemps suscité l’incompréhension. Comment pouvaient-elles se reproduire sans fleur et sans graine ? Au Moyen Âge, par exemple, on ne comprenait pas pourquoi il était possible de trouver de jeunes pieds de fougères, mais jamais la moindre graine nulle part. Une seule solution pouvait expliquer ce phénomène : que les graines de la fougère soient invisibles. Une déduction en amenant une autre, puisque les graines de fougères étaient invisibles, il devait aussi exister des fleurs invisibles… qui seraient donc capables – selon une logique tout à fait typique de l’époque – de rendre invisible celui qui la trouverait ou la consommerait1 ! Il n’en fallait pas plus pour que l’imaginaire populaire se déploie, et fasse de la mythique fleur de fougère une sorte de Graal végétal, une merveille rarissime dotée de propriétés extraordinaires. Le fait est que la légende de la fleur de fougère est extrêmement répandue à travers l’Europe, présentant des similarités assez étonnantes.

La fleur de fougère à travers l’Europe

En fait, la fleur de fougère n’est pas perpétuellement invisible, car elle serait alors tout bonnement impossible à trouver. En revanche, elle n’apparaît qu’à un moment précis du calendrier, à une heure bien définie se situant au milieu de la nuit, très brièvement, et en un endroit particulièrement reculé et inaccessible des forêts. L’un des principaux points communs, dans les légendes relatives à la fleur de fougère, est en effet son apparition datée. Dans l’immense majorité des cas, la fameuse nuit de la floraison est celle de la Saint-Jean, ou alors immédiatement avant ou après ; en tout cas en rapport avec le solstice d’été. La croyance est particulièrement répandue dans les pays du Nord et de l’Est, de tradition slave, où la fleur de fougère est réputée se développer lors d’une nuit allant du 21 au 24 juin. Il en est ainsi en Pologne, en Estonie, en Lituanie, en Finlande ou encore en Lettonie. Elle est donc mise en rapport avec les célébrations du cycle solaire, d’origines préchrétiennes, mais s’étant fondues avec les fêtes de la Saint-Jean. En Finlande, on parle par exemple de la fête de « juhannus », ou encore de celle de « Jani » en Lettonie ou de « Rasos » en Lituanie. Notons qu’en Pologne, la fleur de fougère pourrait non seulement être observable au solstice d’été, mais aussi au moment du solstice d’hiver2. Quoi qu’il en soit, on comprend qu’elle surgit à des dates emblématiques et fortement liées à l’influence de notre astre lumineux.

Si la croyance est particulièrement vivante dans les pays de l’Est et du Nord, elle existe aussi en Europe occidentale. En Angleterre, on raconte ainsi que la veille de la Saint-Jean (une fois encore), au coeur de la nuit, la fougère produisait une unique fleur et qu’alors les villageois étendaient un drap dessous pour en récolter les graines. Personne ne devint jamais invisible, mais on continuait d’accorder du crédit à cette légende, au point de perpétrer des rituels en forêt au cours de la nuit fatidique, jusqu’à ce que l’église ne vienne mettre fin à ces pratiques de toute évidence païennes. F.E. Corne évoque pourtant le témoignage d’un gentleman nommé Mr. Heath qui, en 1779, affirmait encore avoir participé à plusieurs reprises à des cérémonies de récolte de graines de fougère lors des nuits de la Saint-Jean. Et l’homme d’ajouter qu’il y avait cependant des déceptions, « car les fées volaient souvent les graines »3. Ainsi, on voit que la fleur de fougère n’est pas un fantasme propre aux pays de l’Est. D’ailleurs, qu’en est-il de la tradition française ? Là encore, on retrouve localement des anecdotes ou légendes qui font référence au concept. Par exemple, Paul Sébillot nous indique des traditions de ce type, encore une fois lié à la Saint-Jean, en Basse-Normandie, en Touraine ou encore en Bretagne4. Par ailleurs, il atteste de plusieurs chansons ou anecdotes évoquant la récolte de l’hypothétique « graine de fougère ».

La floraison a systématiquement lieu au coeur de la nuit, jamais en journée. Dans bien des cas, elle survient même à une heure précise et symbolique, et sur un laps de temps extrêmement bref. Ainsi, en Suède, elle fleurit à minuit et fane aussitôt5. Il en est de même dans des traditions polonaises, où on dit qu’elle apparaît à minuit en même temps que se fait entendre un son tantôt décrit comme un craquement, un choc ou un bruit de tonnerre6. En Basse-Normandie également, elle fleurit à minuit sonnant, et il faut récolter sa semence avant qu’elle ne tombe par terre pour pouvoir bénéficier de ses propriétés7. Une seconde après, la fleur n’est déjà plus discernable8. C’est à minuit aussi qu’on peut la trouver en Touraine, ou du moins c’est à ce moment-là qu’elle produit ses graines, en même temps que les trèfles développent des feuilles supplémentaires pour avoir quatre ou cinq feuilles9. Par ailleurs, Paul Sébillot retranscrit une chanson de berger de la Renaissance fort intéressante : « En un sachet la graine de fougère / Qu’en plein minuit nous cueillîmes d’antan / Denis et moi, la veille de Saint-Jean »10.

Nous savons donc maintenant où et quand chercher la fleur de fougère, en fonction des traditions locales et des coutumes… En revanche, on ne sait toujours pas à quoi elle ressemble. Qu’en est-il ? La question est éminemment complexe, puisque sa rareté en fait, par nature, un phénomène jamais observé par la plupart des mortels. Les croyances en la fleur de fougère attribuent à celle-ci une multitude de caractéristiques, parfois contradictoires, mais qui font généralement d’elle un spectacle absolument somptueux. Ainsi, les traditions slaves l’imaginent rouge, dorée ou violette11. En Angleterre, les rumeurs évoquent plutôt la naissance d’une fleur d’un bleu pâle, qui se transforme rapidement en une graine dorée12. Passer en revue les représentations picturales de la fleur de fougère nous convaincra de sa grande hétérogénéité : elle peut parfois revêtir cinq pétales, parfois beaucoup plus ; elle peut être imposante ou au contraire minuscule ; elle peut se trouver au sommet d’une longue tige, mais aussi être dissimulée sous les feuilles, au niveau du sol ; elle peut être palpable ou ressembler à un organe fantôme… Pourtant, l’observateur attentif remarquera un point commun entre toutes ces images : la mystérieuse inflorescence est toujours dépeinte dans un halo doré, auréolée d’une lueur éclatante qui parait jaillir de ses pétales. Cela découle-t-il de son rapport singulier au soleil ? Rappelons en effet qu’elle n’est visible, dans la plupart des légendes, qu’au moment du solstice d’été. Bien sûr, ce détail souligne aussi son caractère surnaturel. La fleur de fougère parait jaillie d’un autre monde, tombée du paradis, telle une relique sacrée protégée par la grâce.

Un tel trésor ne pouvait que stimuler l’imaginaire, et il n’est donc rien d’étonnant à ce que la fleur de fougère soit mobilisée dans des oeuvres de fiction. Outre les légendes populaires, on retrouve ainsi des livres la mentionnant, notamment dans les pays de l’Est où elle occupe une place importante. La légende est évoquée dans un livre de la Finlandaise Aino Kallas, traitant des folklores anciens : La fiancée du loup13. Elle est aussi citée par Andrus Kivirähk. Dans L’Homme qui savait la langue des serpents, l’auteur Estonien la tourne en dérision, la présentant comme une croyance naïve14. En Pologne, la fleur de fougère est parfois l’objet de poèmes, comme celui d’Adam Asnyk (Kwiat paproci) dont certains vers peuvent être traduits ainsi : « Une étrange fleur de fougère fleurit dans les forêts / Pour un instant dans l’ombre mystérieuse / Le monde entier est doré d’une lumière magique / Mais vous ne pouvez la toucher que dans vos rêves »15. Henri Pourrat, écrivain français, a collecté oralement la légende en Auvergne et l’a retranscrite dans Contes et légendes du Livradois sorti en 198916. Enfin, il existe un court-métrage d’animation consacré à la fleur de fougère, réalisé par Ladislas et Irène Starewitch en 194917. Il met en scène un petit garçon nommé Jeannot, qui décide de partir à la recherche du trésor dans la nuit de la Saint-Jean…

Capture d’écran du film d’animation « Fleur de fougère » de Ladislas et Irène Starewitch. 1949.

Les pouvoirs de la fleur de fougère

Ainsi que nous avons déjà pu l’effleurer, la fleur de fougère est l’objet de convoitise, et ce car on la croit dotée de propriétés absolument extraordinaires. La plus répandue d’entre elles est d’apporter à son possesseur une richesse inouïe. C’est là la version la plus matérielle du mythe, qui voit le découvreur vivre dans l’abondance jusqu’à la fin de sa vie, entouré de joyaux et de coffres débordant d’or. Par exemple, la fleur de fougère apporte fortune dans les traditions estoniennes, mais aussi chez les Polonais18 ou en France. En Haute-Bretagne, on dit que les graines de fougère recueillies la nuit de la Saint-Jean doivent être jetées sur un terrain pour révéler l’endroit où se cachent les trésors19. Dans bien des légendes, cependant, et comme nous le verrons bientôt en détail, la fortune gagnée est une malédiction, punissant en quelque sorte la cupidité du chercheur.

Quand ce n’est pas spécifiquement la richesse qu’apporte notre mythique fleur, c’est plus généralement la chance. Ce motif est aussi extrêmement fréquent, depuis la Russie jusqu’en France. En Pologne, on a parfois cru que la fleur de fougère était l’Ophioglosse (Ophioglossum vulgatum). On disait alors qu’elle apportait la réussite amoureuse. Dans nos contrées, les fougères récoltées lors de la nuit de la Saint-Jean, et a fortiori les hypothétiques fleurs de ces fougères, étaient censées faire gagner à tous les jeux20.

« bubug » sur Deviant Art. « Jack and the fern flower ».

Çà et là, la fleur de fougère apporte au découvreur des pouvoirs magiques ; des capacités extraordinaires qui tendent à brouiller la frontière entre le conte et la réalité. Ainsi qu’évoqué en introduction, puisque la fleur de fougère est invisible la plupart du temps, on a parfois présumé qu’elle pouvait elle-même conférer l’invisibilité21. C’est là une manière de penser assez typique du Moyen Âge, et qui n’est pas sans évoquer la théorie des signatures qui veut qu’une plante ressemblant à un organe ait une action sur celui-ci (l’hépatique, dont la forme des feuilles rappelait le foie, devait ainsi pouvoir le soigner). En tout cas, on attribuait cette propriété à la fleur de fougère en Pologne, mais aussi à sa graine en Basse-Normandie. En Pologne, on disait aussi que la fleur de fougère pouvait déverrouiller n’importe quelle serrure, mais aussi apporter la clairvoyance à son possesseur. Cela fait écho à une autre rumeur normande, qui voulait que la graine permette de connaître les secrets du présent et de l’avenir22. On a aussi suggéré qu’elle donnait la capacité de se transporter d’un lieu à l’autre aussi vite que le vent, ou encore de parler aux animaux23.

En tant qu’organe sexuel, la fleur de fougère est aussi une pourvoyeuse de fertilité, et elle a été employée métaphoriquement pour évoquer l’amour charnel. Ce point nous amène aux implications symboliques de ce trésor mystérieux de la nature qui, bien plus qu’une simple croyance populaire, cache entre ses pétales des considérations profondes sur la nature humaine et ses aléas.

Portée symbolique de la fleur de fougère

Tout d’abord, et comme nous venons de le signaler, la fleur de fougère est en certains endroits un symbole d’amour. La nuit de la Saint-Jean, placée sous l’auspice
du soleil, a toujours été marquée par l’idée de rencontre et de séduction, ainsi que par des rituels de fertilité qui concernent la terre, certes, mais aussi les hommes. Dans les pays baltes, les jeunes couples partaient s’amuser dans les bois et on disait alors qu’ils allaient « chercher la fleur de fougère »24. C’était en réalité une fleur bien moins hypothétique qui était cueillie : celle de l’amour. D’ailleurs, on peut suggérer que la véritable graine enchantée, issue de cette fameuse fleur de fougère, est allégoriquement celle qui allait, environ neuf mois plus tard, donner naissance à un nouvel être. Cette nuit était en effet magique et, croyait-on, propice à la procréation. Dès lors, la fleur de fougère représente en quelque sorte le mystère de la vie ; la magie primordiale de l’existence et du cosmos tout entier. Symbole de fertilité, on ne sera d’ailleurs pas étonné qu’elle ait donné son nom à une ONG lettone visant à promouvoir l’éducation à la sexualité (Papardes zieds).

Cette conception de l’inflorescence mystérieuse s’observe encore chez les peuples slaves, où la Saint-Jean correspond là-bas à la « nuit de Kupala »25. On y voit les jeunes gens s’enfoncer dans les bois au cours de la nuit, à la recherche de l’hypothétique « fleur de fougère », les filles portant dans les cheveux des couronnes végétales. Si un garçon ressort des fourrés en brandissant l’une d’elles, cela signifie que le couple s’est engagé et qu’un mariage aura bientôt lieu. Là encore, la fleur de fougère prend un tour métaphorique ; allusion à l’union amoureuse et probablement à des rapports charnels dans la nature. Cette tradition est en accord avec la fête en question, puisque Kupala est une ancestrale déesse des herbes et de la magie, mais aussi du sexe. Par ailleurs, les linguistes estiment que son étymologie pourrait avoir un rapport, quoique lointain, avec le mot latin « cupido », signifiant « désir » et relatif au dieu bien connu, Cupidon, qui dispense dans les coeurs ses flèches amoureuses.

Mais la fleur de fougère est aussi et surtout un symbole de l’inatteignable, tel le mythique Graal si ardemment cherché et jamais découvert. Elle est l’objet d’une quête romantique et passionnée, où le chemin et les épreuves paraissent compter autant, sinon plus, que le trésor qui les motive. Car, de fait, la fleur de fougère est réputée impossible à cueillir, et même à observer. En Pologne, on dit qu’elle se niche en un endroit reculé et sauvage, à mille lieues de toute civilisation puisqu’on ne doit pas pouvoir y entendre le moindre aboiement de chien26. De plus, elle est difficilement accessible du simple fait de sa rareté. Bien souvent, les légendes sous-entendent en effet que la fleur de fougère est unique… Ainsi, le chercheur devrait se trouver précisément à l’endroit où elle se développe, et précisément au bon moment en raison du caractère éphémère de sa floraison ; en Suède, on dit parfois qu’elle n’a lieu qu’à minuit précise27. Il faut ainsi un concours de circonstances pour le moins fou pour mettre la main sur ce trésor végétal. Pire encore, certaines traditions estiment que quiconque le cherche n’a aucune chance de le trouver, et ce pour la bonne raison qu’il ne peut être découvert que de façon accidentelle… ou alors en rêve comme dans la poésie d’Adam Asnyk28.

Comme si tous ces paramètres insolubles ne suffisaient pas, la fleur de fougère est bien souvent protégée par des procédés surnaturels. En Pologne, elle pousse au coeur des uroczyska, des espaces naturels dotés d’une puissance magique et généralement liés à de vieux cultes païens29. Elle est aussi protégée de divers enchantements dans les légendes suédoises, par exemple. Dans bien des cas, ce sont explicitement les forces du diable qui la gardent, idée que l’on retrouve dans les campagnes françaises. Les traditions polonaises la placent souvent en des lieux où rôdent les sorcières, mais aussi des créatures typiques du folklore local comme le bies ou le czart (des démons)30. Cela explique les vénérations chrétiennes qui, dit-on souvent, doivent être pratiquées par quiconque souhaite approcher de la fleur de fougère. Des prières doivent être effectuées, évidemment, mais il faut aussi que l’aventurier dispose d’artefacts bénis, comme un chapelet ou une nappe blanche prise sur l’autel de l’église. Néanmoins, les rituels effectués sont parfois beaucoup plus baroques et étranges. On peut ainsi, croit-on, approcher la fleur mythique en se munissant d’armoises et en se mettant nu31. Pour l’emmener avec soi, on dit aussi qu’il faut absolument proscrire tout regard en arrière, sous peine de subir un grand malheur ; à l’instar de Loth et de son épouse dans l’Ancien Testament, à qui les anges interdisent formellement de se retourner quand Sodome recevra un déluge de feu32.

Dès lors, on voit bien que la fleur de fougère est une sorte de Graal végétal ; un archétype de la préciosité inaccessible, et par conséquent un fantasme passionnel, mystérieux et insondable. Mais à ce titre, elle incarne aussi la part sombre du rêve, comme un symbole de l’obsession vaine conduisant l’Homme à la chute. Tel le soleil brûlant les ailes d’Icare voulant monter trop haut, l’inflorescence sacrée rabaisse l’orgueil de ceux qui se croient assez malins pour la cueillir sans crainte. Pour illustrer cette idée, les traditions précisent souvent que la fleur de fougère permet certes d’obtenir la fortune, mais que celle-ci ne peut pas être partagée sous peine de s’évaporer brusquement. Les découvreurs voient alors leur famille et leurs amis s’enfoncer dans la pauvreté, tandis qu’eux atteignent une existence prospère… mais ô combien malheureuse. Ils subissent la jalousie, et s’aperçoivent surtout que, pour paraphraser la célèbre phrase du carnet de Christopher McCandless dans Into the wild, « le bonheur n’est réel que s’il est partagé »33. Dans certaines versions, l’obsession futile de la richesse matérielle conduit à un dénouement plus tragique encore. On y voit le protagoniste s’engager dans sa quête en reniant ses amis et sa famille, coupant tout lien avec son humanité pour enfin trouver la fleur de fougère au fond des bois. Il croit alors vivre dans la gloire, flambe dans la richesse, puis prend soudain conscience de ce qui compte réellement à ses yeux et rentre enfin chez lui. Mais bien sûr, comme il fallait s’y attendre, il n’y a plus personne pour l’accueillir dans son village natal. En revanche, il lit les noms de ceux qu’il aime sur les croix du cimetière34… Là encore, la fleur de fougère se pare donc en artefact maudit, conduisant l’homme avide à la perte et à la souffrance.

Support de réflexions morales, les légendes de la fleur de fougère permettent souvent de relativiser l’importance de la richesse terrestre, en la mettant en parallèle avec des valeurs comme l’amitié, l’amour, la piété ou la spiritualité. Dans un conte oral polonais, il est ainsi question d’un jeune berger égarant une vache qu’il aime beaucoup dans les bois. Il part évidemment à sa recherche et, au coeur de la nuit, tellement obnubilé par son animal, ne s’aperçoit pas de l’étrange fleur sur laquelle il trébuche, dont un pétale se coince dans sa chaussure. De somptueuses visions envahissent alors son esprit, lui révélant des trésors cachés et divers chemins menant à des coffres remplis d’or. Bien sûr, il distingue aussi sa vache bien-aimée, et sait brusquement par où se diriger pour la retrouver. Il rentre alors avec elle et, épuisé, va se coucher en se promettant de partir chercher toutes les richesses de ses rêves le lendemain matin… Mais à ce moment-là, il enlève sa chaussure et fait donc tomber le pétale de fougère, qui fane dans la nuit et perd tous ses pouvoirs, lui faisant oublier complètement au petit matin ce qui lui paraissait si limpide la veille. Le petit berger, cependant, n’en fait pas une affaire, et c’est là toute la morale de l’histoire : il a retrouvé sa vache, et c’est tout ce qui compte à ses yeux35. Personnage sage, il sait que la fortune ne l’aurait pas rendu plus heureux. Ainsi, à travers ces quelques exemples, on voit qu’il y a bien plus derrière la fleur de fougère qu’un simple trésor imaginaire ; elle est un élément riche en symboles, et entre autres une incarnation de la quête vaine et futile, de l’obsession inconsidérée et prétentieuse qui éloigne de l’apaisement.

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La fleur de fougère est donc un motif absolument fascinant, et ce à plusieurs égards. Elle témoigne de l’obsession des hommes pour l’inconnu et le mystère, et plus généralement pour tout ce qui échappe à la matérialité affligeante du quotidien. Elle montre aussi la place majeure que joue la nature dans les traditions populaires, et donc dans l’imaginaire et les rêves des gens. De plus, l’existence de fleurs de fougères aussi bien dans les croyances slaves que dans celles de l’Angleterre nous montre une fois de plus les incroyables transferts culturels qui s’opèrent entre les peuples, pourtant à une époque encore dépourvue des moyens de communication modernes. Enfin, le cas de la fleur de fougère révèle aussi la grande diversité d’interprétations que peut engendrer un simple mythe. La relique végétale peut être une métaphore amoureuse ou sexuelle, mais également symboliser l’inaccessible et punir la vanité des hommes. Elle dévoile aussi le fantasme divin qui nous anime, nous amenant à rêver de pouvoirs magiques, de téléportation, d’invisibilité ou de communication animale…

Pour autant, la fleur de fougère ne serait-elle que pure fabrication de l’esprit ? Ne trouverait-elle aucun fondement dans les observations quotidiennes des habitants d’autrefois ? Nous avons déjà eu l’occasion d’esquisser une réponse à cette question, en montrant que le mythe découlait d’un constat simple : que les fougères ne produisaient pas de fleur visible, contrairement aux végétaux « classiques ». Néanmoins, certains ptéridophytes déploient parfois des organes atypiques, ou montrent des formes qui auraient pu être assimilées à des inflorescences. Ainsi, l’inspiration de la fleur de fougère ne serait-elle pas les « épis » de l’ophioglosse (Ophioglossum vulgatum) ? Cette plante pourrait correspondre par sa rareté. Ne pourrait-il pas aussi s’agir des frondes fertiles de la matteuccie (Matteuccia struthiopteris), ou fougère allemande, formant des touffes dressées que l’imagination peut vite assimiler à une étrange fleur ? Et que dire encore de celles de l’osmonde royale (Osmunda regalis), jaillissant au bout des grandes tiges, plus impressionnantes encore ? En l’occurrence, l’espèce est tout à fait caractéristique des forêts humides, et pourrait donc se trouver à son aise dans ces vallons reculés que décrivent les légendes…

Bien sûr, toutes ces questions demeureront à jamais sans réponse, et c’est sans aucun doute mieux comme cela. La fleur de fougère sera toujours un mystère, un fantasme, une croyance merveilleuse dans l’esprit des hommes pour leur permettre d’échapper à la matérialité du monde. Qui sait ? Peut-être se déploie-t-elle effectivement au coeur d’une forêt touffue et inexplorée, quelque part sur notre Terre, à l’abri de tout regard, pendant les quelques instants bénis d’une nuit estivale. Il est en tout cas certain qu’elle fleurit en nous, dans nos têtes et dans nos coeurs, comme le font du reste tous nos rêves les plus fous.

Pablo Behague, « Sous le feuillage des âges ». Décembre 2024.

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1 F.E. Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II.
2 Lamus Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower.
3 Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II, op. cit.
4 Paul Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France.
5 Gustaf Ericsson, 1877, Folklivet i Åkers och Rekarne härader.
6 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
7 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
8 Louis Dubois, 1980, Recherches sur la Normandie.
9 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
10 Sébillot, 1904, op. cit.
11 Brendan Noble, 2021, The Fern Flower – Magical Flower of the Slavic Solstice – Slavic Mythology Saturday.
12 Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II, op. cit.
13 Aino Kallas, 1928, Sudenmorsian (La Fiancée du loup).
14 Andrus Kivirähk, 2007, Mees, kes teadis ussisõnu (L’Homme qui savait la langue des serpents).
15 Adam Asnyk, 1880, Kwiat paproci (Fleur de fougère).
16 Henri Pourrat, 1989, Contes et récits du Livradois.
17 Ladislas Starewitch et Irène Starewitch, 1949, Fleur de fougère.
18 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
19 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
20 Sébillot, 1904, op. cit.
21 Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II, op. cit.
22 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
23 23 juin 2011, « Paparčio žiedo legenda – būdas kiekvienam pasijusti herojumi », Delfi.
24 Adam Rang, 22 juin 2022, « Fire, flower crowns and fern blossoms: Midsummer night in Estonia explained », Estonian world.
25 Ullrich R. Kleinhempel, 2022, Seeking the Fern Flower on Ivan Kupala (St. John’s Night).
26 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
27 Ericsson, 1877, Folklivet i Åkers och Rekarne härader, op. cit.
28 Asnyk, 1880, Kwiat paproci (Fleur de fougère), op. cit.
29 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
30 Dworski, 2016, op. cit.
31 Dworski, 2016, op. cit.
32 Auteur inconnu, VIIIe-IIe s. av. J.-C., Bible – Ancien Testament.
33 Jon Krakauer, 1996, Into the Wild.
34 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
35 Dworski, 2016, op. cit.

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