Ce dimanche 21 décembre, à l’occasion de la fête de Yule organisée par la Taverne du Kos et la Maison Artisantale de Ventron (88), j’ai proposé une conférence sur le symbolisme des arbres dans la mythologie germano-scandinave.
Devant une trentaine de personnes, j’ai donc évoqué différents épisodes mythologiques reliant les arbres à la vie, qu’ils créent, entretiennent et protègent de façon symbolique. Depuis l’arbre-monde Yggdrasil jusqu’au gui tuant Baldr, depuis les pommes de jeunesse de la déesse Idunn jusqu’à la fuite de Bergelmir sur un tronc flottant, nous avons ainsi pu nous rendre compte du rôle central des arbres dans l’imaginaire de l’époque.
Merci à tous les participants pour leur venue et leur attention, leur enthousiame et leurs questions. Merci également aux organisateurs pour l’invitation !
Les bryophytes, sans doute en raison de leurs petites tailles et de leurs caractères peu distinctifs, ont rarement stimulé l’imagination des hommes ; en tout cas bien moins que les plantes vasculaires. Il est toutefois quelques exceptions à ce constat général, et il se trouve que l’or des gobelins en est une parfaite illustration. Schistostega pennata, de son nom scientifique, est en effet une espèce tout à fait singulière, qui se développe sur les parois des grottes, dans les failles rocheuses, voire à l’entrée des terriers. Calcifuge, elle apprécie particulièrement les substrats gréseux ou granitiques, où on pourra la chercher à la faveur d’abris sous roche, de falaises accidentées, de murets ou encore le long des talus où elle profite des refuges que forment les racines.
L’or des gobelins (Schistostega pennata). Photographies personnelles.
Mais le caractère fascinant de Schistostega n’est pas seulement lié à son écologie, ni à son goût pour les endroits sombres que désertent les autres espèces de mousses. Non, ce qui la rend véritablement fantastique, et magique au plein sens du terme, c’est la manière qu’elle a de briller dans le noir, au fond des cavités que l’on éclaire d’une lampe de poche ou de la flamme d’une bougie. En effet, son protonéma – c’est-à-dire le tapis de cellules chlorophylliennes qui constitue son premier stade de développement – est constitué de petites sphères qui réfléchissent la lumière incidente comme des lentilles, et apparaissant dès lors « luminescentes », ce qui est une propriété extrêmement rare dans le règne végétal.
Cela étant, ce qui va nous intéresser dans cet article n’est pas tant le phénomène en lui-même que ce qu’il a engendré dans l’imagination des hommes. À travers son étymologie, mais aussi via les témoignages de ses découvertes et sa place culturelle, nous allons nous interroger sur la fascination mondiale et ancienne que suscite cette espèce. Mais ne perdons pas plus de temps : munissons-nous d’une lampe de poche, de bonnes chaussures et d’une loupe, et partons en quête de l’or des gobelins !
Quelques habitats de la mousse lumineuse (Schistostega pennata). Photographies personnelles.
Étymologie : le langage comme témoin de la magie
Notre petite mousse luminescente a été décrite pour la première fois en 1785 par Dickson, qui l’a découverte dans le Dévon, c’est-à-dire au sud de l’Angleterre. L’espèce fut alors nommée Mnium osmundaceum, ce qui faisait référence à un genre déjà connu (Mnium), mais aussi et surtout à l’osmonde royale (Osmunda regalis), cette belle et grande fougère dont les extrémités des pennes présentaient – trouvait-on – une certaine ressemblance avec la mousse. Quelques années plus tard, en 1801, l’espèce fut rebaptisée Gymnostomum pennatum par Hedwig, l’appellation renvoyant cette fois encore aux feuilles « pennées » des fougères. Au cœur d’un imbroglio de descriptions et de nouveaux noms, c’est finalement en 1803 qu’apparaît celui de Schistostega pennata. Le genre signifie littéralement « dont l’opercule se fend », et il est malheureusement peu à propos puisqu’il ne correspond pas à ce qui est observé chez cette espèce[i].
Cela étant, nous avons vu en introduction que ce qui fait la singularité de notre sujet n’est pas tant la forme de ses feuilles ni l’ouverture de ses capsules, mais bien plutôt son protonéma qui scintille au cœur de la pénombre. Il se trouve que pendant quelque temps, toutefois, celui-ci fut considéré comme une espèce distincte, et non comme un stade de développement de Schistostega pennata. Ainsi, en 1826, un certain Bridel la décrit comme une algue qu’il nomme Catoptridium smaragdinum. Nous y trouvons la racine grecque de catoptris qui signifie « miroir » ou « image » et smaragdinos qui évoque un « vert émeraude ». En latin, catopritis désignait surtout « une sorte de pierre précieuse », appellation qui prend tout son sens quand on sait que l’espèce brille comme des pépites au cœur des cavernes[ii]… Ce n’est toutefois qu’en 1834 que la vérité est rétablie par Unger : cette algue n’en est pas une, mais il s’agit plutôt du protonéma de l’or des gobelins[iii].
Schistostega pennata. Feuilles, protonéma, et capsules. Photographies personnelles.
La manière avec laquelle nous qualifions les éléments qui nous entourent témoigne de notre intérêt – ou à l’inverse de notre désintérêt – à leur égard. Or, il est plutôt rare que les bryophytes aient l’honneur de bénéficier d’un nom commun attesté et répandu. Le lecteur ou la lectrice l’aura deviné : Schistostega pennata fait partie des espèces qui bénéficient de ce traitement de faveur. Mieux encore, notre mousse des recoins obscurs dispose de nombreux noms communs, et même d’appellations régionales qui témoignent d’un attachement populaire certain.
Bien souvent, ses qualificatifs font référence à son caractère lumineux, directement ou indirectement. Pour ce qui est du premier cas, l’espèce est tout simplement appelée mousse lumineuse, mousse luminescente ou encore mousse brillante, avec toutes les déclinaisons possibles en fonction des langues : par exemple luminous moss[iv] ou luminescent moss[v] en Anglais ; lysmose en Norvégien[vi] ; leuchtmoos en Allemand[vii] ; musco luminoso en Espagnol[viii]… Cette dimension lumineuse offre parfois des noms plus originaux, et même amusants comme celui de bougie de lapin (rabbit’s candle)[ix], qui serait employé en Écosse, dans la région d’Édimbourg[x].
Mais l’étymologie de Schistostega pennata se déploie aussi dans le registre de l’or et des trésors… généralement en l’associant à des créatures folkloriques peuplant les grottes et les cavernes. Bien sûr, son nom le plus répandu est celui d’or des gobelins, qui en France est parfois décliné en or des lutins. Nous le retrouvons en anglais, avec l’appellation goblin’s gold[xi]. Cela étant, notre mousse luminescente est également placée sous la protection du dragon, créature des grottes elle aussi, mais autrement plus effrayante. Parmi ses noms anglais se trouve ainsi celui de dragon’s gold[xii], que l’on retrouve par exemple en Suède où on l’appelle drakguldmossa, soit « mousse de l’or de dragon »[xiii]. Quoi qu’il en soit, notre Schistostega est donc fréquemment comparée à un trésor… Cela s’explique bien sûr par son caractère brillant et son habitat cavernicole, mais aussi sans doute par sa rareté générale. L’espèce est en effet disséminée, cantonnée aux secteurs plutôt acides, et montre une écologie particulière qui la fait souvent passer inaperçue. Si elle peut être assez fréquente dans certaines régions propices, elle n’en demeure pas moins un taxon que les bryologues trouvent toujours avec une pointe d’émotion… ce dont je peux moi-même témoigner.
L’émotion des découvertes
Je me souviens comme si c’était hier de ma première rencontre avec Schistostega pennata. J’étais alors un jeune bryologue, encore fort inexpérimenté, qui voyait se déployer devant lui un monde merveilleux insoupçonné : celui des mousses et des hépatiques que je n’ai jamais cessé d’explorer depuis. Mais si les bryophytes sont un univers fantastique en eux-mêmes, que dire alors de cette mousse lumineuse, scintillant d’un vert émeraude au cœur de rochers perdus ; trésor naturel, ne se dévoilant qu’aux passionnés assez fous pour passer la tête dans ces trous apparemment inutiles ? Ce jour-là, le 29 juin 2013, j’étais parti arpenter les forêts et ruisseaux du pays de Bitche, en Moselle, dans la partie la plus septentrionale du massif des Vosges (plus exactement sur la commune de Sturzelbronn). Explorant la bryoflore d’un affleurement rocheux, je suis tombé sur une petite grotte qui s’enfonçait dans l’obscurité… C’est alors que sous ma loupe, qui passait en revue les espèces poussant sur les parois de l’entrée, j’ai reconnu les feuilles pennées de la Schistostega. Un sourire a fleuri sur mes lèvres, car c’était alors une découverte pour moi, et celui-ci s’est encore étiré quand, employant la lampe torche de mon téléphone, j’ai vu briller le protonéma émeraude dans la pénombre, un peu plus loin dans la cavité… Il n’y en avait pas beaucoup, seulement quelques petites taches çà et là, mais cela a suffi à me rendre heureux. J’ai eu bien du mal à repartir de cet endroit, car j’éprouvais alors le sentiment prégnant d’avoir exhumé un trésor ; non pas un trésor matériel, mais quelque chose de bien plus précieux, qui avait quelque chose à voir avec le cœur et l’âme.
Au cours des années qui ont suivi, j’ai recroisé à plusieurs reprises le chemin de l’or des gobelins, à l’occasion de diverses sorties dans le massif vosgien, seul ou en compagnie de bryologues allemands et alsaciens. Toujours, pourtant, la vision de cette espèce scintillante m’a procuré un sentiment d’euphorie, si bien qu’en m’installant dans les Vosges saônoises, j’ai décidé de me relancer à sa recherche, afin de mieux connaître sa répartition aux alentours de chez moi. Considérée comme très rare en Franche-Comté, la mousse lumineuse est peu citée dans la littérature ancienne, et n’était alors recensée que dans deux stations récentes. Armé de ma lampe de poche, j’ai donc arpenté les paysages, jusqu’à finalement la découvrir au sein de plusieurs communes du secteur. Tantôt je la voyais luire dans une grotte, tantôt sous les racines affleurantes d’un arbre à la faveur d’un talus… La même émotion me gagnait à chaque trouvaille, et en me penchant ensuite sur les récits de découverte de l’espèce, je me suis rendu compte que cet engouement pour Schistostega pennata était en fait largement partagé.
L’or des gobelins (Schistostega pennata), ici sous les racines d’un arbre en bord de talus.
Plongeons-nous donc dans quelques-uns de ces comptes-rendus en commençant par celui de Anton Kerner von Marilaun. En 1863, dans son ouvrage intitulé Das Pflanzenleben der Donauländer (« La flore du pays du Danube »), le botaniste autrichien relate la découverte de l’espèce, et justifie par ses propriétés extraordinaires les légendes et croyances qui lui sont attachées. Car, lorsque l’on a prélevé un fragment de cet « or » qui scintillait dans la grotte, il ne demeure plus rien à la lumière du jour pour nous convaincre de son existence… Entre nos mains, il ne demeure plus rien que de la terre. A-t-on rêvé ? Bien sûr que non, mais le trésor est doté de propriétés magiques ; nous y reviendrons. Voilà en tout cas ce qu’en dit Kerner von Marilaun : « Ce phénomène, qu’un objet ne brille que dans les crevasses rocheuses obscures et perde aussitôt son éclat à la lumière du jour, est si surprenant que l’on comprend aisément comment sont nées les légendes de gnomes fantastiques et de gobelins troglodytes »[xiv]. Nous ne le contredirons pas.
En 1921, G.B. Kaiser, un bryologue américain, s’est lancé à la recherche de l’espèce dans les Appalaches… Le récit de sa découverte, qu’il livre lui-même dans le volume 24 de la revue The Bryologist, se passe de commentaire : « Un cri s’échappa de nos lèvres ! Ici, enfin, se trouvait l’objet de notre recherche, la mousse lumineuse : alors que nos yeux exploraient la pénombre, un faible scintillement semblait croître et grandir jusqu’à devenir la lueur de « l’or des gobelins » – une faible lumière vert-jaune qui brillait, tantôt stable, tantôt vacillante, toujours exquise, sous nos regards fascinés et ravis. (…) Plus tard dans la journée, alors que nous tentions de franchir la lisière du bois pour atteindre le sommet accidenté, le temps changea, de grandes étendues de nuages nous menaçaient et le vent souffla de façon lugubre : mais peu nous importait la tempête à venir ! Nous portions dans nos cœurs et nos esprits un souvenir qui resterait inscrit : nous avions réussi dans notre quête, nous avions trouvé la mousse lumineuse et, même si depuis ce jour, il ne nous a pas été donné de découvrir de nouveau cet objet de tant d’errance et d’émerveillement, cette découverte nous a conduits à considérer le mot Schistostega comme un mot magique, un talisman, un porte-bonheur ! »[xv]. Ainsi, je suis bien loin d’être le seul à qui cette minuscule mousse donne du baume au cœur ! Quiconque a la chance de l’observer un jour garde en lui un petit trésor ; un souvenir que l’on chérit et qui nous accompagne dans les épreuves comme une bénédiction.
Nous pourrions multiplier encore les témoignages émerveillés relatifs à la découverte de notre mousse lumineuse, par exemple en citant celui d’un certain Stephen Ward, qui narre son exploration d’un secteur de l’Écosse émaillé de terriers de lapins. Alors que la lumière décline, il aperçoit dans certains des trous quelque chose qui brille : « de magnifiques émeraudes qui scintillaient, comme un aperçu d’une véritable caverne d’Ali Baba souterraine »[xvi], explique-t-il alors. Ainsi, Schistostega pennata est fréquemment comparée à un trésor. Dès lors, on ne s’étonnera pas qu’elle soit l’objet d’une fascination singulière – si ce n’est d’une vénération –, qui s’exprime notamment dans la culture contemporaine.
Une plante magique et vénérée
Schistostega pennata est donc un petit talisman végétal, une merveille visuelle que l’on trouve avec une joie certaine. Même les amateurs du jeu vidéo Animal crossing connaissent peut-être cette espèce sans en avoir connaissance… Elle y est nommée mousse lumineuse (glowing moss dans la version anglaise), et peut être récoltée dans New Horizons, sur certaines îles mystérieuses accessibles uniquement par bateau. Une fois dans l’inventaire du joueur, notre bryophyte peut lui servir à décorer sa maison ou son jardin, mais aussi à fabriquer des éléments qui seront dès lors dotés d’une aura luminescente[xvii]…
La mousse lumineuse dans le jeu vidéo Animal Crossing
La présence de Schistostega pennata dans un jeu vidéo d’origine japonaise n’est pas si surprenante que cela, car l’espèce bénéficie au Pays du Soleil levant d’une véritable adoration. En outre, elle joue un rôle central dans un livre auquel elle donne d’ailleurs le titre : Hikarigoke (Mousse Lumineuse) de Taijun Takeda, publié en 1953[xviii]. Il y est question de marins bloqués par une tempête de neige sur l’île d’Hokkaido. Trouvant refuge dans une grotte, ils sont finalement contraints de recourir au cannibalisme pour survivre… Le capitaine, seul survivant, expliquera devant une cour de justice que ceux qui avaient consommé de la chair humaine disposaient d’une aura verte phosphorescente autour d’eux, que seules les personnes demeurées saines étaient capables de voir. On comprend que la grotte était peuplée de Schistostega. Le roman a été repris en opéra[xix], mais aussi en film sous le nom de Luminous moss[xx]. Dans la version cinématographique, le protagoniste est un écrivain qui découvre un jour une grotte entièrement recouverte de ladite mousse, scintillant devant ses yeux troublés. Ayant eu vent d’une histoire de cannibalisme supposé concernant un équipage de marins échoué sur une île, il imagine un scénario dans lequel les mangeurs de chair humaine seraient trahis par des auréoles émeraude autour de leurs têtes, souvenir de cette mousse qu’il avait observée…
Quelques images du film Hikarigoke de 1992, par Kei Kumai, inspiré du roman de Taijun Takeda.
La fluorescence de l’or des gobelins joue donc ici un rôle sinistre. Mais au Japon, elle fait aussi l’objet d’une vénération plus traditionnelle, au point qu’un monument mémoriel lui est dédié au sein d’une petite grotte qui se trouve justement sur l’île d’Hokkaido. La mousse lumineuse recouvre une bonne partie du sol et des parois de cette cavité, où on peut se recueillir et méditer en se perdant dans sa singulière phosphorescence.
La cave Makkausu, sur l’île d’Hokkaido, honorant Schistostega pennata.
Il nous reste maintenant à aborder un mystère archéologique, qui nous ramène en Europe, et plus précisément en Angleterre. Dans son ouvrage Bryophytes of the Pleistocene: The British Record and its Chorological and Ecological Implications, le scientifique J.H. Dickson évoque une découverte pour le moins énigmatique… et extraordinaire. En effet, il nous explique qu’un fragment de Schistostega pennata a été identifié dans « la douille d’une hache enfouie au sein d’un dépôt datant de l’âge du bronze », à Aylsham, dans le comté du Norfolk[xxi]. S’il est déjà fabuleux que la plante soit demeurée identifiable après tout ce temps, c’est surtout l’endroit où elle fut découverte qui ouvre des perspectives fascinantes. Car comment un fragment de mousse lumineusea-t-il pu se retrouver à l’intérieur d’une arme ? Est-ce le fruit du hasard ou d’une action volontaire ?
Il va de soi que pour l’étude de matériaux relatifs à des périodes aussi lointaines, toute volonté d’apporter des réponses définitives est illusoire. Dickson opte pour une introduction accidentelle au sein du manche, sans doute au moment de la fabrication de la hache, et il est vrai que cette hypothèse est vraisemblable quand on sait que les tribus de l’âge du bronze se rassemblaient fréquemment dans des cavités qui constituent justement l’habitat de notre or des gobelins. Il faut toutefois noter que l’espèce est absente d’Aylsham, et plus généralement de l’est du Norfolk[xxii], et qu’étant donné la spécificité de ses habitats, il est probable que sa répartition n’ait pas beaucoup changé avec le temps[xxiii]. Cela signifierait donc que l’arme a été transportée sur une relativement longue distance, et qu’elle n’a pas été fabriquée là où elle a été enterrée. Cela étant entendu, si la possibilité d’une introduction accidentelle au sein de la douille de hache est bien réelle, on ne peut pour autant exclure l’hypothèse d’une introduction volontaire au sein de l’instrument. L’espèce aurait-elle fait l’objet d’une vénération particulière ? Est-il possible qu’on lui ait attribué des vertus magiques, qui expliqueraient sa présence en cet endroit si singulier ?
Rappelons-nous de quelle espèce nous parlons : la mousse lumineuse, l’or des gobelins. Les seules évocations de son nom nous inspirent des récits fantastiques, alors comment imaginer qu’elle n’ait pas aussi fasciné les hommes de jadis, qui la voyaient scintiller dans les grottes à la lueur de leurs torches ? Dickson lui-même n’élude pas totalement cette théorie : « Il demeure la possibilité que Schistostega ait eu une signification magique »[xxiv]. En outre, il est intéressant de relever que les divinités celtes liées au feu sont, de fait, aussi liées à la forge. Ainsi en est-il sans doute de Belenos[xxv] et de Bel, peut-être même de Lug. Or, ceux-ci sont aussi des dieux solaires, et donc des dieux lumineux comme le sont nos protonémas d’or des gobelins. Représentons-nous maintenant notre artisan antique, travaillant sur la fabrication des armes au sein de quelque cavité gréseuse, forgeant cette hache au-dessus d’un feu qui fait briller autour de lui les parois comme de l’or… Comment pourrait-il ne pas être troublé par un tel phénomène ? Ainsi, peut-être Schistostega pennata était-elle associée aux divinités solaires, et donc aux entités qui régissaient les flammes de la forge. Évidemment, nous n’en saurons jamais rien, mais ce fragment dans la hache n’en est pas moins un élément fort intriguant, qui nous ouvre de riches perspectives. Malheureusement, jusqu’à ce jour, aucune découverte analogue n’a été recensée.
L’or éphémère des gobelins
Ainsi, il est possible que Schistostega pennata ait stimulé l’imagination des hommes dès la préhistoire. Mais nos interrogations à son sujet peuvent largement se prolonger à l’époque moderne. Nous avons signalé que les bryophytes n’étaient que rarement évoquées dans les œuvres imaginaires – sans doute en raison de leur discrétion et de leurs ressemblances les unes aux autres –, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’aient pas pu inspirer certains motifs de nos légendes. En l’occurrence, Schistostega pennata, par son étymologie même, est ouvertement associée aux trésors souterrains, et aux gobelins qui en sont souvent les gardiens. Les grottes et cavernes ont toujours intrigué, d’autant plus qu’on pouvait parfois y trouver des filons d’or… Dès lors, de nombreuses histoires et croyances ont vu le jour au sujet de richesses cachées dans la pénombre, dont l’une des plus vivaces les voit fabriquées, ou rassemblées, par ces créatures humanoïdes et quelque peu inquiétantes que sont les gobelins. Cela étant dit, il n’est rien d’étonnant à ce qu’une mousse phosphorescente se développant sur les parois des cavités ait été reliée à ces personnages mythologiques… Nous ne reviendrons pas ici sur l’origine des gobelins – ce qui pourrait donner lieu à un livre entier – mais il n’est pas inutile de rappeler quelques-unes de ses occurrences les plus célèbres. Dans les pays germaniques, il prend parfois les atours du Kobold, qui peut être bienveillant envers les mineurs, mais aussi possessif et vengeur quand il s’agit de son métal précieux[xxvi]. Il est aussi mis en scène dans la culture contemporaine, par exemple dans l’univers de Harry Potter, où une fois encore ils apparaissent avares et fascinés par les richesses[xxvii]. Gardiens de la banque de Gringotts, leurs coffres sont répartis dans des méandres souterrains… Bien sûr, on les rencontre aussi dans la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien, où ils habitent au cœur des montagnes. Dans Le Hobbit, Bilbo et ses compagnons se frottent ainsi à eux au sein des Monts Brumeux, là où se trouve le trésor que garde le dragon Smaug[xxviii] ; autre créature associée à notre Schistostega, comme nous l’avons noté.
Un gobelin au trésor dans le jeu vidéo Diablo / Le gobelin amenant Hagrid et Harry au coffre de ce dernier, dans les souterrains de Gringotts (Harry Potter à l’école des sorciers, film de 2001) / Illustration du conte « The Princess and the Goblin » de George MacDonald, par Jessie Willcox Smith en 1920.
Jusque-là, nous pouvons légitimement supposer que c’est l’or véritable qui a inspiré le folklore, davantage que notre mousse lumineuse. Certes, mais dans certaines histoires, cet or tant convoité est lié à des propriétés magiques qui le font ni plus ni moins disparaître, ou encore tomber en poussière quand on s’en empare… Ce motif est très intéressant pour notre sujet, car c’est précisément ce qui survient quand on cherche à s’emparer du protonéma phosphorescent de la mousse lumineuse : à la lumière de la torche ou de la lampe, elle est semblable à de l’or, éclatante… mais quiconque gratte la paroi et prend la sortie ne trouve plus que de la poussière ou de la terre sous ses doigts, auxquelles se mêle un petit tapis vert tout à fait anodin. Dès lors, nous pouvons nous interroger à ce sujet… Schistostega pennata aurait-elle pu inspirer certaines de ces croyances et légendes relatives à un or éphémère, ou se métamorphosant sous les doigts de son découvreur ?
Le premier cas, celui de l’or qui disparaît, se rencontre dans de nombreux contes, au point d’avoir été identifié comme un « motif classique » de la littérature populaire par S. Thompson, sous le code N562 : « Le trésor disparaît de lui-même de temps à autre / Une illusion magique empêche les hommes de s’emparer des trésors »[xxix]. Bien souvent, ledit trésor n’apparaît que sur un laps de temps très court, à un moment symbolique du calendrier, et parfois même de la journée. Par exemple, de nombreuses richesses souterraines ne se révèlent que durant la nuit de Noël, parfois pendant la messe ou à minuit précis. Ainsi, dans le Maine, une grotte peuplée de fées n’est accessible que quand la cloche de l’église de Lavaré sonne ses coups… À l’intérieur, « un amas d’or et d’argent », ainsi que des « pierres précieuses qui étincellent au point de changer la nuit en jour » attendent l’aventurier qui ose y pénétrer[xxx]. Il peut prendre ce qu’il veut, mais le rocher se referme au dernier tintement de cloche. Le phénomène est analogue en ce qui concerne le trésor des Fols de l’Allier, uniquement accessible durant la Messe de Noël ou le jour des Rameaux, quand le prêtre tape trois coups sur la porte de l’église… mais encore faut-il avoir vendu son âme au Diable pour pouvoir s’en emparer[xxxi]. Parmi les autres butins qui se révèlent à Noël, nous pouvons citer celui de la Cave aux bœufs (dans la Sarthe), ou encore celui des rochers de Pyrome (dans les Deux-Sèvres)[xxxii]. Dans certains cas, cependant, la visibilité et l’accessibilité du trésor sont plus éphémères encore. Sur le sentier entre Salvan et Fenestral, la légende veut qu’un trésor dissimulé sous une pierre ne soit visible qu’une fois tous les cent ans[xxxiii]…
Ce qui est intéressant avec toutes ces histoires, c’est que le caractère éphémère de ces trésors peut faire écho au cycle de reproduction de notre mousse lumineuse. Le protonéma phosphorescent de Schistostega pennata, en effet, est théoriquement observable tout au long de l’année[xxxiv], mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est perpétuellement visible au sein d’une même station. Ainsi, nous pourrions tout à fait imaginer l’émerveillement d’un voyageur campant dans une grotte qui en abrite, puis sa déception quand il y retourne quelques mois ou années plus tard et n’y trouve alors plus rien d’éclatant. Mais outre le cycle biologique de notre bryophyte, il faut aussi se souvenir que la phosphorescence du protonéma n’est perceptible qu’avec une certaine orientation et une certaine intensité de lumière… Autrement dit, le caractère scintillant visible à la lueur d’une torche disparaît quand on l’en éloigne, ou quand on y retourne au milieu de la journée. Par ailleurs, certaines stations de Schistostega peuvent naturellement briller dans les rayons du soleil à certaines heures particulières, quand ceux-ci pénètrent dans la grotte avec l’angle adéquat. L’observateur qui a la chance de s’y trouver voit alors apparaître l’or des gobelins… mais un or éphémère, qui disparaît en quelques minutes seulement, inspirant peut-être ces histoires de richesses disparues.
Au sein de ces légendes, un dernier point, et non des moindres, mérite notre attention : le moment privilégié durant lequel se révèlent ces trésors furtifs. En effet, celui-ci correspond généralement à Noël, qui est bien sûr une date hautement symbolique. Que l’enfant-lumière qu’est Jésus, en naissant, fasse jaillir la lumière à l’intérieur des grottes est somme toute assez logique, et il est compréhensible que les légendes aient privilégié cette nuit particulière pour ce phénomène. En outre, cette date correspond aussi, à peu de chose près, au solstice d’hiver, qui voit les jours rallonger. Symboliquement, c’est donc l’avènement de la lumière qui est célébré à cette date… et sa victoire sur l’obscurité hivernale. Or, n’est-ce pas précisément ce qu’incarne Schistostega pennata, quand elle scintille au cœur de la pénombre ? Elle représente la lueur persistant au cœur de la nuit, comme l’espoir qui demeure même dans les recoins les plus sombres de l’existence. Par son caractère lumineux, il n’aurait donc pas été étonnant que ce forgeron de l’âge de bronze l’ait employée comme emblème de sa divinité solaire, quelle qu’elle soit.
« La Nativité » attribué à Antonio Balestra (1666-1740) / « L’Adoration des bergers » de Gerard van Honthorst (vers 1622)
Le trésor qui tombe en poussière
Cela étant, retournons à nos légendes modernes, dans lesquelles un autre motif mérite notre attention. Car si l’or se contente parfois de disparaître, il lui arrive aussi fréquemment de tomber en poussière sous les doigts de son découvreur, ou de se transformer en simples débris, terreux ou végétaux. Ce phénomène se rencontre dans de nombreuses croyances, et pas seulement en France. Ainsi, Mare Kalda, docteur en philosophie, évoque des légendes relatives à la découverte d’une « lueur de trésor », dont on retrouve notamment des occurrences en Estonie. Dans ces récits, il peut arriver que des personnes autour d’un feu reçoivent de la terre ou des charbons pour allumer leurs pipes… qui se révèlent finalement de l’or après quelque temps. Mais le phénomène inverse est au moins aussi répandu : le trésor transmis se métamorphose en une matière qui n’a finalement aucune valeur : de la terre, des feuilles, des cendres[xxxv]… Est-ce parce que le feu autour duquel se tenait l’assemblée s’est éteint ? La mousse lumineuse était de l’or des gobelins tant que les flammes faisaient scintiller son protonéma, mais est devenue minuscule mousse enchâssée dans de la terre une fois la nuit revenue.
Ce même motif s’observe dans le conte The Crumbling Silver, en provenance d’Amérique du Nord. Il y est question de nodules brillants sur la roche, qui attisent la convoitise d’un certain Gardiner. Désireux de ne rien partager avec quiconque, il finit par tuer l’Indien Montauks qui lui avait montré l’endroit… mais déclenche ainsi une malédiction. En rentrant chez lui, à la lueur de la bougie, il s’aperçoit que ce qu’il a prélevé ne brille plus comme il devrait. Le lendemain matin, dans sa cave, il ne trouve plus qu’un tas de poussière grise parsemé de quelques reflets cuivrés[xxxvi]… Le trésor s’est transformé en un élément sans valeur. Il ne brille plus, tel le protonéma de Schistostega amené à la lumière du jour, ou à la faveur d’une lampe mal orientée. Ainsi, l’élément précieux qui se détériore et cesse de briller est un motif interculturel, que l’on retrouve de l’Estonie aux États-Unis. Bien sûr, on le rencontre aussi en Europe occidentale, par exemple en lien avec les fameux leprechauns. Leur trésor est réputé insaisissable, protégé par des enchantements et des secrets bien gardés. Si par hasard quelqu’un parvient malgré tout à s’en saisir, celui-ci peut se transformer en feuilles, en terre, ou simplement se désagréger à la vitesse de l’éclair, notamment si certaines règles ne sont pas respectées (ne pas élever la voix, ne pas regarder en arrière, ne pas révéler l’endroit…). Il en est parfois de même avec les butins des fées, ou encore avec les richesses que les sorcières croient obtenir du diable. Dans beaucoup de procès de sorcellerie, en effet, la personne séduite par le Malin reçoit en échange de son âme une sorte de salaire, sous forme d’or ou de monnaie. Mais généralement, celui-ci finit par disparaître, ou plus exactement par se transformer en quelque chose qui ne présente aucune valeur ; de la terre parfois, mais plus souvent des feuilles de chêne[xxxvii].
Ce motif de l’or qui se métamorphose une fois prélevé s’observe dans un conte des frères Grimm : Les Présents du peuple menu. Un tailleur et un orfèvre, voyageant au cœur de la nuit, découvrent un attroupement de joyeux lutins auquel ils s’intègrent, et auprès duquel ils obtiennent du charbon dont ils se remplissent les poches. Le lendemain matin, se réveillant dans une auberge, les deux compères ont le plaisir de constater que celui-ci s’est transformé en or… Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car l’orfèvre décide alors de retrouver le petit peuple pour obtenir toujours plus de leur or. Comme le lecteur l’aura deviné, sa cupidité est punie, et le charbon demeure charbon cette fois-là. Pire encore, l’or qu’il avait obtenu initialement est lui aussi redevenu simple débris[xxxviii]. La littérature contemporaine s’est également emparée de ce concept. Par exemple, dans sa nouvelle The Devil and Tom Walker, Washington Irving met en scène un individu à qui un mystérieux personnage révèle l’emplacement du trésor du Capitaine Kidd. Celui-ci étant maudit et protégé par le diable en personne, l’homme devient riche aux dépens de son âme, mais finit au bout du compte ruiné par un procédé surnaturel qui voit notamment l’or et l’argent qu’il avait exhumés se transformer en copeaux de bois[xxxix]…
Illustration du conte « Les Présents du Peuple Menu » des frères Grimm, par Anne Anderson en 1922 / Illustration de la nouvelle « The Devil and Tom Walker » de Washington Irving, par Charles Deas en 1843.
Un phénomène assez similaire se rencontre dans le conte anglais The Hedley Kow, mais avec un dénouement cette fois plus propice au protagoniste. Une vieille dame y trouve un pot rempli d’or, mais sur le chemin qui la ramène chez elle, jetant un coup d’œil à l’intérieur, elle se rend compte que l’or s’est transformé en argent. Un peu plus tard, elle s’aperçoit que le pot contient du fer, puis de la roche. Pourtant, la femme prend à chaque fois ces métamorphoses avec optimisme, même quand le contenu du pot devient finalement le Hedley Kow, une étrange petite créature espiègle qui s’enfuit en riant. Elle se considère chanceuse d’avoir pu observer un tel être surnaturel et rentre chez elle contente de sa bonne fortune[xl]… comme le sont les bryologues découvrant la Schistostega à la lueur de leur lampe de poche. Les véritables trésors, finalement, ne sont jamais matériels.
Reste que le motif de l’or éphémère, ou de l’or qui se révèle n’être qu’un amas de débris sans valeur, est en réalité extrêmement fréquent dans l’imaginaire. Bien souvent, la richesse n’est qu’illusion, elle est temporaire, à l’instar du protonéma de Schistostega pennata qui apparaît comme de l’or au sein des cavités que l’on éclaire, mais devient désespérément banal une fois amené à la lueur du jour… du moins pour ceux que la bryologie ne passionne pas. En Gascogne, on disait que l’or était susceptible de pourrir et de devenir rouge dans les souterrains, si bien que les gobelins devaient étaler leur trésor à l’entrée des grottes pendant une heure durant la nuit de la Saint-Sylvestre, afin que celui-ci conserve tout son éclat[xli]. La mention de la couleur rouge est intéressante quand on sait qu’elle caractérise souvent les roches gréseuses, qu’affectionne la mousse lumineuse. L’espèce est d’ailleurs présente en Gascogne, ce qui nous conduit à souligner un autre aspect intéressant de toutes ces croyances et légendes : leur localisation.
En effet, en se penchant sur ces récits d’or éphémère ou de trésor qui se transforme une fois prélevé, on constate que beaucoup d’entre eux proviennent de régions où l’or de gobelins est effectivement connu. C’est le cas dans les Pyrénées-Atlantiques, certes, mais aussi en Bretagne et au Pays de Galles, territoires réputés pour leurs légendes relatives au Petit Peuple. On notera toutefois que l’espèce est absente d’Irlande, c’est-à-dire de la terre originelle des leprechauns, même si la créature s’est intégrée à l’imaginaire d’autres pays par la suite. En outre, l’espèce est présente en Estonie, en Écosse, mais aussi dans la majorité des États du quart nord-est des États-Unis[xlii]. Elle est aussi présente dans le Northumberland, en Angleterre, d’où est originaire la légende The Hedley Cow[xliii].
Elle l’est aussi dans les régions du sud de l’Allemagne, et notamment dans le Fichtelgebirge (un massif montagneux au nord-est de la Bavière) où le folklore mentionne d’étranges personnages elfiques entièrement couverts de mousse, dont une fameuse « dame-mousse » qui peut apparaître aux promeneurs. Dans l’une des légendes qui lui sont associées, la créature demande les fraises qu’a cueillies une petite fille pour sa mère malade, ce que cette dernière accepte. En rentrant chez elle, cependant, la fillette s’aperçoit que son panier est désormais rempli de fraises en or… Mais ce n’est pas tant l’histoire en tant que telle qui nous intéresse que la description qui est parfois faite de cette « dame-mousse », si on en croit Richard Folkard : « La robe de mousse de la petite femme est décrite comme étant de couleur dorée, qui brillait, vue de loin, comme de l’or pur, mais qui, de près, perdait tout son éclat »[xliv]. Autrement dit, le vêtement de cette fée scintille quand on l’observe sous un certain angle… mais devient terne dès lors qu’on l’inspecte de plus près. Nous pouvons même imaginer que la dame-mousse est luminescente tant qu’elle demeure dans la pénombre des sapins ou celle des rochers, mais qu’elle perd son éclat en se révélant à la lumière du jour, par exemple en s’avançant dans la clairière pour venir à la rencontre du promeneur… Quoi qu’il en soit, nous pouvons légitimement nous demander si son habit ne serait pas constitué – au moins en partie – de Schistostega pennata… même si d’autres espèces végétales ont pu être avancées comme les lycopodes. Folkard, d’ailleurs, écrit à leur sujet quelque chose qui pourrait aussi tout à fait s’appliquer (et peut-être même davantage) à la mousse lumineuse : « On pense que nombre des histoires de trésors cachés qui circulent sur le Fichtelgebirge sont dues à la présence de cette curieuse espèce végétale dans le massif »[xlv].
Cela étant, l’objet de cet article n’est aucunement d’affirmer que toutes ces légendes et croyances découlent directement du caractère lumineux de Schistostega pennata. Elles peuvent avoir été inspirées par bien d’autres phénomènes naturels, évidemment, ainsi que par des considérations psychologiques, philosophiques ou même morales. Ces contes témoignent de l’obsession séculaire des hommes pour les richesses cachées, et par leur crainte de voir la fortune acquise disparaître. Ils montrent aussi les dangers de la convoitise irréfléchie, en punissant les avares. Enfin, ces histoires mettent souvent en exergue le caractère illusoire des richesses terrestres, que les valeurs spirituelles viennent supplanter. Néanmoins, il est troublant de constater à quel point le phénomène phosphorescent du protonéma de notre mousse, qui disparaît à la lumière du jour, s’adapte parfaitement à ces motifs. Dès lors, il n’est pas exclu que certaines histoires, localement, aient pu être inspirées par ces observations troublantes ; par cette mousse lumineuse au sein de grottes reculées, qui ne devenait plus que terre une fois prélevée. En tout état de cause, il est hautement improbable qu’un phénomène à ce point extraordinaire n’ait pas stimulé l’esprit des hommes… Comment imaginer des enfants rester stoïques en explorant une grotte à la lueur d’une torche, tandis que brillent autour d’eux des tâches d’un vert émeraude phosphorescent ? De fil en aiguille, de bouche à oreille, ces observations pourraient devenir rumeurs, puis sous la plume d’un conteur se transformer en histoire, finalement amendée et déformée au fil des siècles jusqu’à nous parvenir…
CONCLUSION
Schistostega pennata est donc une bryophyte pour le moins extraordinaire. La propriété luminescente de son protonéma l’a dotée d’une place singulière dans l’imaginaire de l’homme, qui s’exprime de différentes façons. Son étymologie, tout d’abord, témoigne de la dimension fantastique qu’elle inspire : bougie de lapin, or des gobelins, or des dragons… Il faut dire que l’espèce, en brillant à l’entrée des cavités comme un trésor occulte, crée toutes les conditions d’une aventure épique pour les bryologues qui la découvrent, ce dont nous pouvons nous rendre compte par les récits empreints d’enthousiasme qu’ils nous ont livrés. Cela étant, la mousse lumineuse ne se contente pas d’émouvoir les naturalistes : elle inspire aussi au commun des mortels une vénération qui s’exprime par des films, des jeux vidéo, mais aussi des monuments en son honneur. Enfin, nous pouvons même nous demander si elle n’a pas pu inspirer certaines légendes et croyances populaires, en particulier celles relatives à des trésors éphémères ou tombant en poussières… Quoi qu’il en soit, Schistostega pennata est un trésor en soi, et l’un des plus beaux qui puissent être. Elle est une merveille de la nature, une part de magie en ce monde. Quiconque a la chance de l’observer obtient un talisman porte-bonheur, qui l’accompagnera où qu’il aille, niché au fond de son cœur, et qui en cela est infiniment plus précieux que tous les coffres remplis de diamants.
Quelques photographies de Schistostega pennata : Stefan Gey, 2017 / Alpsdake, 2018 / Hermann Schachner, 2012.
Pablo Behague. « Sous le feuillage des âges ». Novembre 2025.
[i] Isabelle Charissou, 2015, La mousse lumineuse Schistostega pennata (Hedw.) F. Weber & D. Mohr en France et en Europe, vol. 45, Bulletin de la Société botanique du Centre-Ouest.
[iii] Leonard Thomas Ellis et Michelle Judith Price, 2012, Typification of Schistostega pennata (Hedw.) F.Weber & D.Mohr (Schistostegaceae), vol. 34, Journal of Bryology.
[iv] Sean R. Edwards, 2012, English Names for British Bryophytes, British Bryological Society, British Bryological Society Special Volume.
[v] USDA Forest Service, s. d., Gotchen Risk Reduction and Restoration Project.
[vi] Arne A. Frisvoll et al., 1995, Sjekkliste over norske mosar, Norsk institutt for naturforsking.
[vii] Martin Nebel et Georg Philippi, s. d., Die Moose – Baden-Württembergs, Ulmer, vol. 2.
[viii] C. Casas et al., 2000, Flore Briofitica Iberica. Referencas Bibliograficas., Institut Botanic de Barcelona, vol. 17.
[ix] Edwards, 2012, English Names for British Bryophytes, op. cit.
[xi] Edwards, 2012, English Names for British Bryophytes, op. cit.
[xii] J.M. Glime et Magdalena Turzanska, 2017, Bryophyte Ecology – Light : Reflection and Fluorescence, Michigan Technological University and the International Association of Bryologists.
[xiv] Anton Kerner von Marilaun, 1863, Das Pflanzenleben der Donauländer.
[xv] George B. Kaiser, 1921, Little journeys into mossland, IV : Luminous moss., vol. 24, Bryologist; Charissou, 2015, La mousse lumineuse Schistostega pennata (Hedw.) F. Weber & D. Mohr en France et en Europe, op. cit.
[xix] Ikuma Dan et Taijun Takeda, 1972, Hikarigoke (Mousse lumineuse) – Opéra.
[xx] Kei Kumai et Taijun Takeda, 1992, Hikarigoke (Mousse lumineuse) – Film.
[xxi] James Holms Dickson, 1973, Bryophytes of the Pleistocene: the British record and its chorological and ecological implications, Cambridge University Press.
[xxii] Ian D.M. Atherton, Sam D.S. Bosanquet, et Mark Lawley, 2010, Mosses and liverworts of Britain and Ireland – a field guide, British Bryological Society.
[xxiii] Dickson, 1973, Bryophytes of the Pleistocene: the British record and its chorological and ecological implications, op. cit.
[xxvi] Rossana Berretta, Ilaria Spada, et Amedeo De Santis, 2007, Les créatures fantastiques, Piccolia.
[xxvii] J.K. Rowling, 1997, Harry Potter and the Philosopher’s Stone, Bloomsbury.
[xxviii] J.R.R. Tolkien, 1937, The Hobbit, or There and Back Again, George Allen&Unwin.
[xxix] S. Thompson, 1955, Motif-index of folk-literature : a classification of narrative elements in folktales, ballads, myths, fables, medieval romances, exempla, fabliaux, jest-books, and local legends., Bloomington : Indiana University Press.
[xxx] Paul Sébillot, 1904_1907, Croyances, mythes et légendes des pays de France – Le folk-lore de France, E. Guilmoto, Omnibus.
[xxxiv] Charissou, 2015, La mousse lumineuse Schistostega pennata (Hedw.) F. Weber & D. Mohr en France et en Europe, op. cit.
[xxxv] Kalda, Mare, 2014, Hidden Treasure Lore in Estonian Folk Tradition, EKM Teaduskirjastus; Mare Kalda, 2023, Reality as Presented in Estonian Legends of Hidden Treasure, Yearbook of Balkan and Baltic studies.
[xxxvi] Auteur inconnu, 2021, The Crumbling Silver (North American Folk Tale), en. derevo-kazok.org, Fairy Tales Tree.
[xxxvii] Philippe Jéhin, 2002, Les aveux d’une sorcière en 1619, Dialogues transvosgiens; Maurice Foucault, 1907, Les procès de sorcellerie dans l’ancienne France devant les juridictions séculières, Bonvalot-Jouve; Alexandre Tuetey, 1886, La sorcellerie dans le Pays de Montbéliard, A. Vernier-Arcelin; Frédéric Delacroix, 1894, Les procès de sorcellerie au XVIIe siècle; Charles-Emmanuel Dumont, 1848, Justice criminelle des duchés de Lorraine et de Bar, du Bassigny et des trois évêchés.
[xxxviii] Jacob Grimm et Wilhelm Grimm, 1850, Les Présents du peuple menu, Kinder- und Hausmärchen – Contes de l’enfance et du foyer.
[xxxix] Washington Irving, 1824, The Devil and Tom Walker, John Murray.
[xl] Joseph Jacobs, 1894, The Hedley Kow, More English Fairy Tales.
[xli] Sébillot, 1904_1907, Croyances, mythes et légendes des pays de France – Le folk-lore de France, op. cit.
[xlii] Charissou, 2015, La mousse lumineuse Schistostega pennata (Hedw.) F. Weber & D. Mohr en France et en Europe, op. cit.; Departement of Natural Resources, Rare Species Guide – Schistostega pennata (Hedw.) Web. & Mohr (www.dnr.state.mn.us, 2025).
[xliii] Atherton, Bosanquet, et Lawley, 2010, Mosses and liverworts of Britain and Ireland – a field guide, op. cit.
[xliv] Richard Folkard, 1884, Plant Lore, Legends and Lyrics.
J’animerai cet après-midi la dernière sortie de l’année à Luxeuil-les-Bains, consacrée à la place des plantes dans les mythologies antiques. Voilà l’occasion de revenir en photographies sur quelques évènements de cet été, avant d’attaquer une période hivernale qui sera davantage dédiée aux conférences en salles et au travail d’écriture, pour lequel beaucoup de projets devraient bientôt se concrétiser !
Conférences à la fête médiévale de RemiremontSortie guidée « Sur les pas des moines herboristes : croyances et usages botaniques au Moyen Âge » à l’abbaye de CherlieuUne sortie sur la nature et son imaginaire à Gray, lors de la fête de l’eau.Conférence sur l’histoire culturelle des oiseaux à la médiathèque de Raon-l-Etape.Conférences à la fête médiévale de Saint-AméPremière sortie guidée sur la place de la botanique dans les mythologies antiques à Luxeuil-les-Bains
Ce samedi 9 août 2025, je serai à la fête médiévale de Remiremont, où je proposerai trois petites conférences sur l’imaginaire de la botanique au Moyen Âge :
Plantes et sorcellerie (11h30)
Sur les pas des moine herboristes : croyances et usages botaniques au Moyen Âge (14h00)
Voilà quelques photographies de la sortie guidée organisée autour des ruines de l’abbaye de Cherlieu, ce samedi 28 juin. Nous avons parlé de botanique, mais aussi d’histoire, de littérature et d’imaginaire en évoquant les légendes et croyances relatives au plantes durant la période médiévale.
C’était un très bon moment. Merci aux participants !
Merci à celles et ceux qui sont venus écouter mes conférences à la fête médiévale de Saint-Amé ! C’était un plaisir que d’apporter ma pierre à l’édifice de cette belle journée conviviale, en transmettant ma passion et en échangeant avec vous sur l’imaginaire et l’histoire des plantes. Merci à tous les bénévoles pour l’organisation de cet évènement.
La semaine prochaine, j’animerai une balade commentée à Luxeuil-lès-Bains, consacrée à la place de la botanique dans les mythologies antiques (gréco-romaines, celtiques et germano-scandinaves). Cela se passera dans le parc des thermes, de 16h à 17h30 environ. Inscription auprès de l’Office de Tourisme ! Si vous ne pouvez venir le 18 avril, la même sortie est programmée le 26 septembre.
« Les mythologies antiques européennes, gréco-romaines mais aussi celtiques ou nordiques, abondent d’épisodes faisant la part belle aux plantes et aux arbres. Ceux-ci occupent en effet une place centrale dans l’imaginaire des hommes et y jouent un rôle symbolique essentiel.
En parcourant le parc des thermes de Luxeuil-les-Bains – lieu imprégné d’Histoire -, nous nous plongerons dans cet univers fascinant en observant la flore qui nous entoure. Ainsi, nous partirons à la rencontre des nymphes des arbres (dryades, hamadryades, méliades…) et de Pitys changée en pin pour échapper aux assauts du dieu Pan. Nous nous intéresserons encore à Yggdrasil, arbre-monde de la mythologie nordique, mais aussi aux chênes oraculaires du sanctuaire de Zeus ou aux célèbres pommiers de l’île d’Avallon symbolisant l’Autre Monde des Celtes… Peut-être même nous pencherons nous au-dessus de la source sacrée de Connla, où poussent les neufs noisetiers de la sagesse, ainsi que sur ces ifs sacrés à la longévité surnaturelle… A travers les récits antiques, nous constaterons que le monde végétal cache une dimension fantastique largement insoupçonnée. »
Ce mardi 17 décembre, à la Médiathèque de Senones (88), j’animerai un atelier d’écriture sur l’imaginaire et le symbolisme des arbres et arbustes de nos régions.
Après une présentation de mes recherches sur le sujet – qui se traduiront bientôt en livres -, nous aborderons le cas de quelques espèces emblématiques, puis réaliserons des jeux de plume afin de mettre tout cela en pratique…
Je reviendrai à la Médiathèque le 9 février, cette fois pour initier les enfants à la reconnaissance des oiseaux et de leurs différents chants.
Discret la plupart du temps, le cerf devient en septembre l’hôte le plus bruyant et le plus tapageur des forêts. Son brame résonne alors à la tombée de la nuit ou à l’aube, parfois en journée, faisant tressaillir les quelques humains qui erreraient dans les parages. Il se trouve quelque chose de profondément mystérieux, presque de surnaturel, dans ce cri rauque et intense, qui tel le tonnerre au cœur des ténèbres parait émerger des entrailles mêmes de la terre. Avec un peu d’imagination, on pourrait tout à fait le croire sorti d’une dimension parallèle, d’un pays inconnu et inexploré… en bref, de l’Autre Monde cher à la mythologie celtique. Cela étant dit, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce « roi des forêts » ait été considéré, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, comme un symbole de passage entre la vie et la mort, et plus généralement entre la réalité et l’irréel. On parle alors d’un animal « psychopompe », c’est-à-dire qui permet le transfert entre les mondes, le voyage des âmes depuis la Terre vers l’Au-delà. C’est précisément cet aspect du cerf que nous allons essayer d’éclaircir, par le biais de pérégrinations qui nous feront partir de l’Irlande celtique et nous mèneront jusqu’à Poudlard.
Deux cerfs dans un bestiaire anglais. Vers 1220-1230.
La poursuite du cerf vers l’Autre Monde : un motif classique.
Il nous faut tout d’abord aborder un schéma narratif extrêmement répandu, qui voit un personnage se lancer à la poursuite d’un cerf qui, plus ou moins subtilement, le conduira à s’égarer jusqu’à atteindre un autre monde. Très souvent, cette rencontre a lieu au cours d’une chasse, durant laquelle le héros se sépare de ses compagnons sans s’en apercevoir. Ce motif s’observe à plusieurs reprises dans la mythologie celtique, aussi bien irlandaise que galloise.
En ce qui concerne la première, nous pouvons nous pencher sur l’histoire d’Oisin, fils du célèbre Finn. Celui-ci chasse en compagnie de son père, poursuivant des cerfs, quand il distingue, au milieu de la forêt, une jeune femme d’une beauté surnaturelle, montant un cheval d’une blancheur éclatante. La dame en question s’avère issue d’un royaume lointain nommé la « Terre de Jeunesse » et, éprise d’Oisin, elle l’invite à l’y rejoindre. Après des adieux émouvants à son peuple, notre héros part donc avec la ravissante inconnue, sur son coursier. Or, au cours de leurs voyages, plusieurs indices sont égrainés dans le manuscrit pour indiquer au lecteur un passage progressif vers le sidh, c’est-à-dire vers le pays des Tuatha-de-Danann, qui sont les dieux celtiques. Par exemple, ils voient « une jeune fille au sommet d’une vague sur un destrier brun, tenant une pomme d’or dans la main droite ». Or, la pomme est un marqueur de paradis, ce dont on sera convaincu en songeant au jardin d’Eden ou à la dernière demeure du roi Arthur, l’île d’Avallon. Mais surtout, et c’est précisément ce détail qui nous intéresse, ils aperçoivent une « biche sans cornes sauter agilement tandis qu’un chien blanc aboie derrière elle »[i]. Ainsi, l’animal mène symboliquement Oisin vers l’Autre Monde, et ce à deux reprises : d’abord en le conduisant à Niamh, ensuite en l’accompagnant vers la « Terre de Jeunesse ». Après quelques années, cependant, les paysages d’Irlande finissent par manquer à Oisin, qui décide de s’en aller en dépit des avertissements de son épouse. De retour dans son pays natal, il ne reconnait rien. Trois-cents ans se sont en fait écoulés, et lorsqu’il en prend conscience, le malheureux mortel tombe de son cheval, raide mort.
Dans la mythologie galloise également, c’est la chasse d’un cerf qui va conduire Pwyll, seigneur du royaume de Dyfell, à entrer en contact avec l’Autre Monde. Alors qu’il parcourt les bois, il entend des chiens qui ne lui appartiennent pas aboyer dans les parages. S’approchant, il découvre un cerf dans une clairière, qu’une meute mystérieuse, composée d’animaux blancs aux oreilles rouges, est en train d’attaquer. Pwyll les fait fuir et lance ses propres molosses sur la proie, jusqu’à ce qu’il aperçoive un cavalier venir à sa rencontre. Celui-ci est un dénommé Arawn qui, comme pouvait le laisser deviner la couleur de ses chiens, est issu de l’Autre Monde. Il reproche à Pwyll de ne pas avoir respecté les règles de la chasse en lui volant le cerf qu’il poursuivait. Par conséquent, afin de laver cet affront, il lui propose un pacte : tous deux devront échanger leurs places pendant un an. De plus, Pwyll devra affronter un certain Havgan, ennemi d’Arawn. Dans ce mythe, issu de la première branche du Mabinogion, Pwyll est donc conduit vers l’Autre Monde par la poursuite d’un cerf, qui lui fait rencontrer un être surnaturel qui lui en ouvre la porte[ii].
Cette rencontre d’un chevalier merveilleux par l’intermédiaire d’une chasse au cerf se retrouve dans le Lai de Tyolet, poème anonyme du Moyen Âge s’intégrant dans le cadre des légendes arthuriennes[iii]. Il met en scène un jeune homme vivant avec sa mère veuve dans la forêt, et à qui une fée a donné à la naissance la capacité d’attirer les animaux en sifflant. Mais un jour, il aperçoit un cerf qui ne s’approche pas et qu’il décide par conséquent de suivre. Celui-ci le mène à un deuxième cerf, puis traverse une rivière. Tyolet s’en désintéresse alors et tue le nouveau venu. Toutefois, quand il relève la tête, il se rend compte avec stupeur que le premier cerf s’est transformé en un chevalier, qui l’observe de l’autre côté de la rive. N’ayant jamais vu un tel individu, il lui pose une multitude de questions, jusqu’à ce que son interlocuteur lui ordonne de retourner chez lui afin d’enfiler l’armure de son père. Après cela, Tyolet se rendra à la cour d’Arthur où il vivra de nouvelles péripéties jusqu’à son mariage avec une princesse mystérieuse. Ainsi, c’est une fois de plus la piste du cerf qui mène notre héros au surnaturel, en l’occurrence à un chevalier métamorphe, incarnation de l’Autre Monde et de la magie.
L’imaginaire chrétien n’est pas en reste à ce sujet, et il nous offre même une figure psychopompe tout à fait singulière : celle du cerf crucifère, allégorie du Christ et de la lumière divine éclairant l’homme. Cette créature énigmatique se retrouve autant dans les Vies légendaires des saints Hubert et Eustache que dans un conte relatif à un roi écossais nommé David. Le premier, Hubert, était un seigneur passionné par la chasse au point d’en oublier ses obligations morales. Son péché est tel qu’il va jusqu’à pratiquer son activité favorite un Vendredi saint (c’est-à-dire à la date commémorant la mort de Jésus). Or, c’est précisément au cours de cette journée qu’il fait la rencontre d’un cerf qui lui apparait d’emblée comme extraordinaire : il est tout blanc et porte une croix scintillante entre ses bois. Hubert commence pourtant par traquer l’animal, mais s’interrompt brusquement quand une voix s’élève depuis le néant et s’adresse à lui en ces termes : « Jusqu’à quand poursuivras-tu les bêtes dans les forêts ? Jusqu’à quand cette vaine passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? ». Le seigneur finit par se prosterner et par suivre les conseils qu’on lui prodigue, se convertissant et dédiant sa vie à l’Église[iv]. Le motif est peu ou prou le même dans l’histoire de saint Eustache. Alors général romain, celui-ci poursuit une harde de cerfs quand il s’aperçoit que l’un d’eux est nettement plus beau et plus grand que les autres. Il décide de le prendre en chasse jusqu’à ce qu’il le rattrape et distingue un crucifix entre ses cors. L’animal s’adresse alors à Eustache et affirme être venu pour le sauver, en le menant vers le Dieu unique[v]. Enfin, pour ce qui est de David, roi écossais, celui-ci est déjà chrétien en 1128 lorsqu’il croise le chemin du cerf christique. Celui-ci l’attaque et l’oblige à se défendre en lui agrippant les bois. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il distingue la croix, qui l’incitera ensuite à fonder l’abbaye d’Halyrood (dont l’étymologie provient de « sainte croix », en scots)[vi].
La vision de saint Hubert par Jan Brueghel l’Ancien et Pierre Paul Rubens. 1617.Le miracle de saint Eustache. Enluminure du XIIIe siècle.
Dans les trois cas que nous venons d’aborder, le cerf mène donc les personnages vers l’au-delà, les sphères immatérielles de l’existence, en l’occurrence en les conduisant à Dieu. Il les incite à délaisser les futilités humaines pour rejoindre quelque chose de plus grand et de plus spirituel, un « autre monde » en somme. L’allégorie christique que représente le cerf ne doit rien au hasard. Rappelons en effet que cet animal a la particularité de perdre ses bois tous les ans… mais aussi de les voir repousser. À cet égard, il est l’image du cycle de la mort et de la résurrection, qui nous ramène bien sûr à Jésus. Ainsi, le cerf, à l’instar d’Hermès dans la mythologie grecque, est le messager et passeur entre le monde des vivants et celui des morts ; entre la réalité matérielle et la dimension mystique.
La figure légendaire du cerf blanc.
Nous avons pu constater que, dans la plupart des épisodes narrés ci-dessus, les cerfs psychopompes se distinguent plus ou moins subtilement de leurs congénères par des caractéristiques physiques ou comportementales : ils peuvent être plus grands, plus agiles, plus beaux, plus rapides, se transformer en chevaliers ou encore porter un crucifix éclatant entre leurs bois… Mais le critère le plus répandu et le plus sûr qui nous permette de suspecter un cerf passeur de mondes est celui de sa couleur. Dans bien des cas, en effet, la créature en question est blanche, soit entièrement soit en partie. Au sein de la mythologie celtique, cette singularité est propre à tous les animaux venus de l’Autre Monde, et elle s’accompagne parfois de portions rouges, comme les yeux ou les oreilles (souvenons-nous par exemple des chiens d’Arawn). Le Moyen Âge poursuit cependant cette tradition en se concentrant davantage sur le cerf que sur les autres mammifères.
Ainsi, on retrouve la mention d’un cerf blanc dans le Lancelot-Graal, ce cycle de romans en rapport avec les chevaliers de la Table ronde et la quête du calice légendaire. Or, cette créature mystérieuse se fond une nouvelle fois avec la figure du Christ, intimement liée au Graal puisque l’on croit alors qu’il s’agit du récipient utilisé au cours de la Cène. C’est tout d’abord Lancelot, le chevalier-pécheur, qui aperçoit l’animal. Il porte une chaîne d’or autour du cou et est entouré de six lions, « qui le gardaient aussi précieusement que la mère son enfant ». L’amant de Guenièvre rencontre le même cortège un peu plus tard, cette fois en compagnie du magicien Mordred, et tous deux tentent de le suivre avant d’être interrompus par deux chevaliers qui les jettent à terre. C’est finalement Galahad, le chevalier au cœur pur, escorté de Perceval et de Bohort, qui parviendra à l’accompagner jusqu’à un ermitage où un vieillard est en train de dire une messe. Survient alors un phénomène qui prouve de façon indubitable le caractère surnaturel du cerf blanc, et son rapport avec l’Autre Monde : « Le Cerf en effet leur sembla devenir un homme et, sur l’autel, il prenait place dans un siège magnifique ». Les quatre fauves se transforment ensuite en quatre créatures ailées représentant les évangélistes – l’humain, le lion, le bœuf et l’aigle – et s’en vont en portant l’individu assis. C’est finalement une voix jaillie de l’au-delà qui révèle la véritable nature dudit individu : « C’est ainsi, dit-elle, que le Fils de Dieu descendit en la Vierge Marie, sans qu’elle en perdît sa virginité »[vii]. Le cerf blanc est donc le Christ. L’animal conduit symboliquement à Dieu, aussi bien pour Hubert, Eustache et le roi David que pour Galahad et ses compagnons.
Lancelot et Mordred croisant le cerf blanc escorté par des lions. XIIIe siècle.
Néanmoins, cet étrange mammifère n’est pas toujours auréolé de sainteté biblique. Dans le Lai de Graelent, par exemple, texte médiéval écrit par Marie de France, la biche blanche ne mène pas le chevalier à Dieu, mais à une belle femme nue, se baignant dans une fontaine en compagnie de deux servantes. Graelent, qui vient de repousser les avances de la reine, est pris de passion pour l’intéressée, à qui il dérobe les vêtements qu’elle avait suspendus à un arbre. S’en suit une scène de viol, conduisant de façon incompréhensible à une relation amoureuse consentie. Mais on apprend un peu plus tard que la dame n’est pas tout à fait humaine, puisqu’elle propose à Graelent de lui apparaitre où il le voudra et quand il le voudra. En réalité, elle s’apparente davantage à une fée, ce que la poursuite du cerf blanc pouvait aisément nous laisser supposer. Elle finit d’ailleurs par emmener Graelent dans l’Autre Monde, d’où il ne reviendra plus[viii].
Il est intéressant de constater que la figure du cerf blanc traverse les siècles, et se retrouve dans des œuvres contemporaines qui nous sont familières. Souvent, elle apparait aux protagonistes dans le cadre d’une chasse, ce qui souligne la persistance d’un même motif depuis l’Antiquité celtique jusqu’à nos jours. Toutefois, ceux qui ont la chance de croiser sa route ne sont pas forcément des chasseurs invétérés, mais plutôt des êtres singuliers, doux, dont le tempérament contraste justement avec le bruit et la fureur de la battue. Par exemple, dans House of the Dragon, qui est une série se penchant sur le règne des Targaryen plus de 150 ans avant la naissance de la célèbre Daenerys de Games of Thrones, il est question d’une partie de chasse organisée par le roi Viserys[ix]. Or, celle-ci est liée à la rumeur qu’un cerf blanc se trouve dans les forêts d’alentour. On considère alors que le mammifère pourra servir à départager les héritiers qui se disputent le trône futur, à savoir Rhanyra et son demi-frère Aegon. Néanmoins, quand la première rencontre finalement le mythique animal, elle refuse tout bonnement de lui faire du mal. Ils s’observent longuement, et cette seule interaction la convainc qu’elle est bel et bien l’héritière légitime. Ici, le cerf joue donc son rôle de « roi de la forêt » ; il choisit le monarque à venir. Cependant, il revêt aussi un caractère surnaturel évident, ce que la mise en scène souligne de diverses manières. La jeune fille est en effet isolée avec Sir Criston au moment de la rencontre, alors qu’une foule importante participe pourtant à la chasse. De plus, la scène est calme et silencieuse, et contraste ainsi avec celles qui précèdent et qui suivent, où le vacarme des chiens, des cris et des cors résonne de toute part. Enfin, elle a lieu dans une zone ouverte, au décor lumineux, qui se distingue de la sombre forêt où chevauchent les hommes[x].
La rencontre du cerf blanc dans House of the Dragon. Saison 1, épisode 3. 2022.
Le motif de la chasse au cerf blanc se retrouve aussi dans Les Chroniques de Narnia, mais cette fois l’animal joue un rôle inverse de celui qu’on lui connait d’habitude. Tandis que la créature escorte généralement les humains vers le monde merveilleux, c’est au contraire elle qui amène ici les enfants à quitter le royaume parallèle pour qu’ils rejoignent leur chambre. À la fin du premier tome, en effet, alors que Peter, Susan, Edmund et Lucy sont devenus des rois et des reines de Narnia, ils apprennent l’existence de rumeurs au sujet d’un cerf blanc qui errerait dans les forêts du pays ; un cerf blanc capable d’accomplir les souhaits de celui ou celle qui saurait l’attraper. Ils partent ainsi en chasse et finissent par repérer sa trace. Mais le cerf blanc ne se laisse pas capturer si facilement et les conduit à s’enfoncer dans les fourrés épais… jusqu’à un réverbère. Là, ils regagnent les souvenirs de leurs vies antérieures et se retrouvent malgré eux dans la garde-robe qui les avait jadis menés à Narnia[xi]. Dès lors, le cerf joue une fois encore le rôle de passeur entre les mondes… mais dans un sens qui n’est pas habituel puisqu’il dissipe en l’occurrence la magie pour raccompagner les enfants dans la société moderne.
Dans le jeu vidéo The Elder Scrolls V : Skyrim, une quête consiste aussi à chasser un cerf blanc, et ce afin de pouvoir communiquer avec une créature spectrale et surnaturelle nommée Hircine. Celle-ci a provoqué la malédiction d’un certain Sinding, l’amenant à devenir un loup-garou incapable de se contrôler qui a déchiqueté une fillette et a été conduit en prison. L’origine de ce sort est le vol d’un anneau, que le joueur doit donc rendre à Hircine pour qu’il libère Sinding. Toutefois, il n’existe qu’un seul moyen d’entrer en contact avec lui : il faut pour cela trouver et tuer le mythique cerf blanc. Ainsi, le cervidé est encore une fois un intermédiaire entre les mondes, une passerelle entre la réalité et la dimension spectrale qu’habite Hircine ; qui se présente d’ailleurs sous la forme d’un cerf fantomatique[xii].
Relevons pour conclure ce chapitre que le cerf blanc est dans la fiction un animal fantastique, féérique, à l’instar de la licorne dont il est du reste très proche symboliquement. Néanmoins, contrairement à cette dernière, il dispose d’une existence véritable attestée par la science. En effet, nos forêts sont bel et bien peuplées de cerfs blancs, qui sont en fait des cerfs touchés par le leucisme ; cette pathologie entrainant la pâleur de différentes parties du corps, dont la peau et les poils. Il va de soi que ces individus sont exceptionnels, et qu’ils deviennent souvent célèbres dans la région qui les abrite. L’île d’Arran, en Écosse, aurait par exemple accueilli un cerf blanc dans les années 1960, et la légende veut qu’on en ait aperçu d’autres depuis. Quoi qu’il en soit, l’animal est désormais la mascotte de l’île et de la marque de whisky qu’on y produit.
Le cerf entre la vie et la mort.
Dans le val Camonica, en Lombardie, se trouve l’un des plus vastes ensembles de pétroglyphes du monde. Or, l’étude des figures découvertes montre que le cerf occupait, déjà à la préhistoire, une place privilégiée dans l’imaginaire des hommes. L’animal est dépeint en train d’être chassé, certes, mais aussi sous la forme de créatures anthropomorphes dotées de bois, qui pourraient correspondre à des divinités[xiii]. Cette forte représentation du cerf dans l’art rupestre est commune à la plupart des grands sites connus, et on peut dès lors s’interroger sur le rôle symbolique que jouait cet animal. Il n’est pas impossible qu’il occupât déjà une fonction psychopompe, en permettant le passage des âmes trépassées vers les sphères divines.
Un cerf daté de la préhistoire sur les roches du val Camonica
Si pénétrer les esprits en des temps aussi reculés, et en possession de sources aussi restreintes, relève de l’utopie, on peut en revanche affirmer que le cerf de l’époque celtique tissait avec le monde des morts un rapport singulier. En outre, celui qui est devenu notre « roi des forêts » était mis en rapport avec le concept d’éternité, comme si les notions de vie et de trépas n’interféraient pas avec l’existence de cet être pur et enchanté, qui enjambait la frontière connectant les deux états. À ce propos, il n’est pas inutile de nous pencher sur un cerf particulier issu du conte irlandais de Culhwch et Olwen.
Cette histoire met en scène un jeune homme du nom de Culhwch qui, en raison d’une malédiction de sa belle-mère, est tombé amoureux d’une certaine Olwen, seule femme qu’il peut marier, mais qui, pour son plus grand malheur, est la fille du terrible géant Yspaddaden. Le monstrueux beau-père conditionne en effet la main de sa protégée à une succession d’épreuves, en apparence impossibles, dont certaines ne peuvent être réalisées qu’avec l’appui d’un être surnaturel nommé Mabon, « fils divin ». Mais il se trouve que Mabon a été enlevé dès l’âge de trois ans par sa mère et que nul ne sait où il est. Culhwch se fait alors aider par un certain Gwrhyr, qui a la particularité de pouvoir parler aux animaux et qui se met à enquêter auprès des habitants de la forêt. Or, l’un d’eux est le cerf de Redynvre, qui explique à Gwrhyr que quand il est arrivé à cet endroit, il n’y avait aucun arbre à l’exception d’un jeune chêne, qui depuis a grandi jusqu’à devenir un « chêne à cent branches », puis a péri pour n’être plus qu’une souche desséchée[xiv]… Il va de soi que la mention de l’arbre par le cervidé vise à souligner l’immense laps de temps qui s’est écoulé, d’autant plus qu’il est question du cycle de vie d’un chêne, réputé pour sa longévité. Ainsi, le cerf symbolise la vieillesse surnaturelle, l’éternité par-delà la mort… Il ne trépasse pas et enjambe la frontière qui sépare le monde des vivants au monde merveilleux.
Ce caractère immortel témoigne bien sûr d’une essence magique. De fait, il se retrouve chez le plus célèbre des magiciens du Moyen Âge, et peut-être même de tous les temps : Merlin. En effet, en ce en dépit du fait qu’il existe un « tombeau de Merlin » en forêt de Brocéliande, le sage protecteur de la Table ronde ne meurt généralement pas dans les récits que nous connaissons à son sujet. Mieux encore, sa vieillesse extraordinaire et sa longévité fantastique sont fréquemment soulignées dans les manuscrits. Né de la magie, il est un être surnaturel et donc présumé impérissable. En outre, l’arbre favori du magicien, celui sous lequel il divulgue ses prophéties, est le pommier, arbre de l’Autre Monde, mais aussi de l’éternité qui en découle. Dans la version la plus répandue, celle du Lancelot-Graal, Merlin finit par se faire emprisonner par la fée Viviane, au sein d’un lieu énigmatique où il devra subsister jusqu’à la nuit des temps. En revanche, jamais il n’est question de trépas au sens où nous l’entendons. Mais que vient faire le cerf là-dedans ? Eh bien, Merlin montre avec l’animal qui nous intéresse un rapport particulier. Non seulement il est capable de communiquer avec lui (comme avec les autres animaux de la forêt), mais il lui arrive également de se métamorphoser en cerf à l’occasion. Par exemple, dans le Lancelot-Graal, série d’œuvres anonymes datées du XIIIe siècle que l’on appelle aussi le « Cycle de la Vulgate », l’ensorceleur se retrouve sous la forme d’un cerf dans les forêts de Rome, puis jusque dans le palais de Jules César qu’il aide dans l’interprétation de ses rêves[xv]. Ainsi, à travers Merlin, le cerf montre une fois encore une relation étrange avec le fleuve de la mort, qu’il enjambe sans même être mouillé. Il traverse les âges au-dessus des âmes mortelles, tel un symbole d’éternité que nul ne peut atteindre.
Merlin, changé en cerf, discute avec l’Empereur. Manuscrit de la « Suite-Vulgate ». 1286.
Toutefois, si le cerf merveilleux symbolise l’immortalité, il n’en joue pas moins toujours son rôle de passeur d’âme vers l’au-delà. Ainsi, s’il franchit effectivement ce fameux fleuve entre la vie et la mort, il le fait souvent avec quelqu’un sur son dos. De fait, les cerfs sont fréquemment mentionnés en des lieux qui constituent une interface, ou un sas d’entrée vers l’Autre Monde. Dans la mythologie germano-scandinave, par exemple, existe un cerf nommé Eikthyrnir, qui selon l’Edda en prose de Storri Sturluson « se tient près du hall du père et mord les branches de Læradr »[xvi]. Or, ce fameux « hall du père » n’est autre que le Valhalla, c’est-à-dire le palais où Odin accueille les guerriers tombés au combat, qui sont invités à y festoyer et à s’y entrainer en attendant le Ragnarök. Dès lors, Eikthyrnir incarne à merveille la dimension psychopompe du cerf, qui ici reçoit les hommes dans le monde des dieux après leur trépas.
Dans bien des cas, il est aussi question d’un dieu-cerf psychopompe, œuvrant à la bonne tenue du passage des âmes vers le royaume des morts. Quand on songe à une telle entité, l’image de Cernunnos nous vient naturellement à l’esprit. Cette divinité gauloise ornée de cors sur la tête serait en effet liée à l’idée de cycle, et donc de voyage entre la vie et la mort ; ce que la perte et la repousse des bois peuvent laisser suggérer. Néanmoins, la pauvreté des sources dont nous disposons sur cette figure nous oblige à demeurer au stade des conjectures. L’iconographie nous offre pourtant quelques indices fort intéressants qui vont dans ce sens, comme le fait que le dieu soit tantôt représenté jeune et imberbe, tantôt en vieillard barbu, comme si son existence était un éternel recommencement. Quoi qu’il en soit, la fiction contemporaine n’a pas hésité à faire de Cernunnos un être psychopompe, favorisant le passage des vivants vers les sphères post-mortem. Par exemple, dans la série Zone Blanche, il est responsable de plusieurs meurtres visant à préserver la forêt dans laquelle il réside, mais il est aussi le gardien de la frontière menant à l’au-delà, choisissant ceux qui doivent ou non la franchir. Le début de la saison 2 le voit ainsi prendre soin du personnage principal de Laurène Weiss, et même la ressusciter en l’enfouissant sous la terre après qu’elle fut tuée par balle[xvii]. Dès lors, Cernunnos occupe l’interface entre les deux états, et joue avec ces derniers en passant les âmes d’un côté ou de l’autre selon son bon vouloir.
Représentation de Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup. Ier siècle av. J.-C.
La scène du dieu aux bois prenant soin du héros dans un sanctuaire au cœur de la nature n’est pas sans évoquer une autre œuvre contemporaine bien connue : le film d’animation Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki[xviii]. En effet, dans celui-ci, il est question d’une forêt menacée par l’économie humaine, engendrant un conflit au sein duquel prennent place l’action des personnages principaux que sont Ashitaka et San (la « Princesse Mononoké »). La forêt s’incarne dans un « Esprit », mystérieuse entité auréolée d’un caractère mythique et divin, qui prend la forme d’un grand cerf paisible au visage anthropomorphe. Or, le film comprend une scène durant laquelle Ashitika est sur le point de mourir à la suite d’une blessure par balle contractée dans un combat survenu dans le village des forges. Il est alors conduit dans le sanctuaire de la forêt par San, puis déposé dans l’herbe où il reçoit la visite de l’Esprit, qui le raccompagne dans le monde des vivants. Tout est mis en scène afin de montrer le pouvoir dont dispose le cerf d’octroyer la vie… ou au contraire de la reprendre. Ainsi, lorsqu’il s’approche, chacun de ses pas fait fleurir la végétation à l’endroit qu’il a foulé. À l’inverse, juste avant de guérir Ashitika, l’Esprit amène une plante à se flétrir par son seul regard. Dès lors, cet être énigmatique représente à merveille la dimension psychopompe du cerf, capable de dispenser aussi bien la vie que la mort ; l’abondance fertile et la décrépitude aride. Il incarne la force cosmique par excellence, décidant de la subsistance ou au contraire du déclin de chacun d’entre nous. L’Esprit accompagne les âmes dans cette zone trouble qui sépare la présence et l’absence, la vie et la mort ; il leur sert de guide. S’il permet à Ashitika de retourner sur la rive de l’existence, il abrège à l’inverse les souffrances d’un sanglier maudit en le conduisant vers le trépas. Notons enfin un détail intéressant : l’Esprit de la forêt est capable de marcher sur l’eau… ainsi que le faisait Jésus[xix], qui peut justement se manifester par la figure du cerf, ainsi que nous l’avons montré.
L’esprit de la forêt dans « Princesse Mononoké ». 1997.
Concluons ce petit tour d’horizon des cerfs psychopompes en abordant une œuvre célébrissime : la saga Harry Potter. En effet, celle-ci est marquée par deux rencontres majeures du cerf, qui à chaque fois sont en cohérence avec l’idée d’un animal charnière, connectant le réel et le surnaturel, gardant la frontière entre la vie et la mort. Tout d’abord, Harry et ses amis aperçoivent un grand cerf blanc dans le troisième tome, consacré au « Prisonnier d’Azkaban »[xx]. Il apparait miraculeusement dans la forêt interdite et permet ainsi de mettre en fuite les détraqueurs qui étaient en train d’aspirer leurs âmes. Dès lors, le cerf se manifeste comme un protecteur de la vie. Mais mieux encore, Harry imagine dans un premier temps que l’animal soit directement originaire du monde des morts. En effet, il suggère à ses amis que le cerf pourrait être son père, James Potter, qui en tant qu’animagus était capable de se métamorphoser. Il s’avérera que l’apparition était en réalité le patronus d’Harry lui-même, dédoublé grâce à un voyage dans le temps. Reste que le cerf en question ne trahit en aucune façon le symbolisme qui lui est associé ; il connecte effectivement les mondes entre eux, permet la jonction entre deux dimensions temporelles divergentes.
Sans revenir sur les divers patronus produits par Harry dans les tomes intermédiaires, penchons-nous maintenant sur le dernier livre, au sein duquel a lieu la deuxième rencontre cruciale d’un cerf blanc mystérieux. Harry, accompagné de Ron et d’Hermione, est alors à la recherche des horcruxes, c’est-à-dire des objets accueillant un fragment de l’âme de Voldemort. Montant la garde devant la tente au cœur d’une soirée hivernale, il fait face à un phénomène pour le moins troublant : il distingue d’abord une lumière entre les arbres, avant de s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’ « une biche blanche argentée, brillante comme la lune et éblouissante »[xxi]. Tout semble alors indiquer une apparition fantomatique, depuis l’heure de sa survenue jusqu’à la description de l’animal, d’une pâleur surnaturelle et ne laissant aucune trace sur la neige. La biche le mène finalement à un étang au fond duquel il trouve l’épée de Gryffondor. Bien sûr, le trio s’interroge sur cet étrange évènement… et comme dans l’exemple précédent, ils émettent dans un premier temps l’hypothèse que ce cerf puisse être une manifestation post-mortem. En effet, ils suggèrent que cette biche pourrait avoir été envoyée par Dumbledore en personne, et ce en dépit du fait que celui-ci soit mort depuis déjà plusieurs mois… Ainsi, le cerf aurait joué son rôle symbolique de passeur entre les mondes, d’intermédiaire avec l’au-delà. Toutefois, le lecteur apprendra finalement que la biche n’était une fois encore qu’un patronus : celui de Severus Rogue qui cherchait à les aider sans être découvert. Quoi qu’il en soit, le cerf apparait bel et bien comme l’expression des dimensions cachées, d’autant plus quand il adopte un pelage pâle le faisant ressembler à un spectre errant sur la Terre.
L’apparition du cerf blanc dans le film « Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban ». 2004.
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Au terme de ce petit tour d’horizon, nous constatons donc que le caractère psychopompe du cerf est largement répandu et intemporel. Depuis les anciens mythes celtiques jusqu’aux films et livres récents, il présente une symbolique cohérente et se voit attribuer des rôles bien définis. Le cerf guide les âmes vers l’Autre Monde, garde la frontière entre la vie et la mort, et plus généralement se rapporte à la notion de passage. Il va de soi que l’exhaustivité est impossible dans le cadre d’un tel sujet, mais j’espère que les exemples évoqués permettront aux lecteurs d’observer le cerf avec un œil différent… ou d’écouter son brame en tenant compte du mystère qui entoure cet animal légendaire, qui a de tout temps fasciné l’homme. Dans ce son guttural et profond, quiconque tend l’oreille peut percevoir les échos de mondes lointains et cachés ; des mondes où il peut arriver aux âmes mortelles de se perdre s’ils se mettent à suivre les empreintes de sabots.
Pablo Behague. « Sous le feuillage des âges ». Octobre 2024.
[i] Auteur inconnu, XVIIe s., Oisín ar Tír na n-Óg.
[ii] Auteur inconnu, XIVe s., Mabinogion, première branche.
[iii] Auteur inconnu, XIIe-XIIIe s., Lai de Tyolet.
[iv] Hubert le Prévost, XVe s., Vie de saint Hubert.
[v] Auteur inconnu, Ve-VIIe s., Vie et Passion de saint Eustache.
[vi] Halfdan Ozurrson, 2018, The Great Hunt: The Historical Perspective and Themes in the Mythology of the White Stag.
[vii] Auteur inconnu, XIIIe s., Le Lancelot – Lancelot-Graal.
[ix] George R. R. Martin et Ryan Condal, 2022, House of the Dragon – S.1, E.3.
[x] Florie Maurin, 2022, Cerfs blancs à l’écran : résurgences et reconfigurations d’un motif médiéval dans quelques productions de fantasy.
[xi] Clive Staples Lewis, 1950, The Chronicles of Narnia – The Lion, the Witch and the Wardrobe.
[xii] 2011, The Elder Scrolls V : Skyrim – jeu vidéo.
[xiii] Cindy Cadoret, 2020, La chasse comme rite initiatique dans la mythologie irlandaise : la formation du guerrier et l’action préliminaire à la découverte et à la rencontre surnaturelle.
[xiv] Auteur inconnu, vers le XIe s., Culhwch ac Olwen.
[xv] Auteur inconnu, XIIIe s., L’Estoire de Merlin – Lancelot-Graal.