Nivéoles et perce-neiges à l’assaut de l’hiver : du symbole de pureté au mystérieux « moly » d’Homère

Alors que l’hiver n’est pas tout à fait terminé et tandis que la neige recouvre encore les paysages, voilà que de petites clochettes blanches s’échappent de la poudre au bord des chemins, mettant ainsi fin à l’attente du botaniste, impatient, qui guettait au fil de ses promenades les premières floraisons. Bien sûr, est dépeint ici l’époque des perce-neiges, un terme qui a longtemps été ambigu puisqu’il pouvait désigner à la fois ce que nous appelons plus communément aujourd’hui les nivéoles, et les perce-neiges au sens strict. Les premières sont à présent rangées dans le genre Leucojum, alors que les seconds constituent les Galanthus. Reste que ces espèces présentent une affinité certaine, qui apparait extrêmement nette au niveau symbolique.

Dans l’imaginaire populaire, en effet, les nivéoles et perce-neiges incarnent la fin de l’hiver et le début du printemps, ou plus exactement la dualité qui s’opère entre les deux saisons. Elles sont les fleurs de la transition et du renouveau, de la période froide se diluant dans l’air doux du mois de mars, du passage de la mort à la vie… Mais le symbolisme de ces plantes est loin d’être aussi monolithique, puisqu’on en a également fait des emblèmes de virginité ou encore des présages funéraires. On a même suggéré qu’elles pourraient correspondre à une mystérieuse plante de la mythologie antique dotée de pouvoirs fabuleux, et que consomme Ulysse avant d’entrer chez Circé…

Des fleurs de l’hiver et du printemps

La symbolique primordiale des perce-neiges, au sens large, les associe de façon intime à l’hiver et a fortiori à la neige qui le caractérise. À cet égard, nous pencher sur leur étymologie est riche d’enseignement, et nous offre moult illustrations de ce rapport. Le terme commun de « perce-neige » se passe de commentaire, mais on leur connaît d’autres noms argotiques moins répandus et tout aussi évocateurs. Ainsi, Galanthus nivalis est parfois appelée « Galantine d’hiver », « Clochette d’hiver » ou encore « Galanthe des neiges ». Dans certains cas, les langues régionales reprennent ce concept d’une fleur se frayant un chemin à travers la couche blanche, comme en Normandie où on parle de « Broque neige » ou en Bretagne ou on évoque le « Treuz-erc’h ». Quant aux pays européens, ils sont nombreux à employer aussi un terme qui est une traduction de notre « perce-neige » comme dans le Yorkshire, en Angleterre, où on qualifie la plante de « snowpiercer »1. Parmi les autres appellations anglaises qu’on lui connaît, on peut citer par exemple « winter gallant », « snowdrop » ou encore « little snow bell » qui se rapporte donc à la neige2. Pour ce qui est des nivéoles, elles sont tout simplement comparées à des flocons puisque leur dénomination la plus couramment admise est celle de « snowflake ».

Nivéole de printemps. Massif des Vosges.
Pablo Behague, mars 2024.

Les noms scientifiques des perce-neiges et nivéoles n’ont rien à envier à toutes ces notions hivernales. Les premiers sont donc des Galanthus, ce qui peut se traduire par « fleur de lait ». Quant au qualificatif de nivalis, il signifie bien sûr « des neiges ». Ainsi, les perce-neiges sont littéralement des « fleurs de lait des neiges », une expression qui renvoie non seulement à leur blancheur immaculée, mais aussi à leur saison de floraison. Les nivéoles, pour leur part, appartiennent au genre Leucojum, qui est construit avec le mot leuko signifiant « blanche » et le mot ion qui correspondait aux violettes. Autrement dit, les nivéoles seraient des « violettes blanches ».

L’une des plus anciennes mentions du terme de « perce-neige » remonte à un manuscrit daté de 1641, la Guirlande de Julie, qui insiste une nouvelle fois sur la dimension hivernale de la plante. Le poème qui lui est dédié comprend ces vers : Sous un voile d’argent la Terre ensevelie / Me produit malgré sa fraîcheur /La Neige conserve ma vie / Et me donnant son nom me donne sa blancheur3. Par la suite, le terme fut employé à propos de figures reliées soit à la notion d’hiver, soit à la notion de blancheur. Ainsi, le personnage de Blanche-Neige, issu du célèbre conte des frères Grimm, a parfois été traduit en « Snowdrop », ce qui est une désignation anglaise du perce-neige4. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Ce nom est aussi celui du chaton de Dinah, la chatte d’Alice dans l’oeuvre de Lewis Caroll. Sans surprise, les passages qui le mentionnent évoquent son pelage blanc, la petite fille se permettant même de l’appeler « Majesté blanche »5. Dès lors, on constate une affiliation nette, tant écologique que symbolique, entre les perce-neiges et l’hiver.

Toutefois, si les Galanthus et Leucojum sont bel et bien liés à l’hiver, ils incarnent surtout la fin de l’hiver. En effet, quand les perce-neiges percent la neige, c’est pour signifier que le printemps arrive. Ils sont en quelque sorte les éclaireurs de la belle saison, pointant le bout de leur clochette à travers la couche glacée avant de donner le signal aux autres fleurs vernales que sont, par exemple, les primevères ou violettes. Dès lors, on ne s’étonnera pas que l’étymologie de ces plantes soit aussi liée au printemps, et au retour des beaux jours. Ainsi, l’une des deux nivéoles de nos régions est la Nivéole de printemps, ce que d’ailleurs son nom scientifique indique avec l’emploi du mot vernum. L’une des appellations anglaises du perce-neige est par ailleurs « spring whiteness », c’est-à-dire « blancheur de printemps »6.

De fait, lorsque ces fleurs blanches sont évoquées, c’est très souvent pour souligner le caractère printanier de l’atmosphère. Les perce-neiges et nivéoles sont, pour le lecteur, un indicateur du printemps, un marqueur temporel se situant précisément à la chute de l’hiver. Dans Le Papillon, le conte d’Hans Christian Andersen, l’insecte est en quête d’une fleur à marier. L’auteur nous explique alors qu’ « on était aux premiers jours du printemps », ce qui implique naturellement que « les crocus et les perce-neiges fleurissaient alentours »7. Il est d’ailleurs intéressant de relever que ces deux fleurs sont souvent associées en un cortège initial, comme chez Goethe qui dans le poème Le printemps de l’année prochaine écrit : « Les beaux perce-neiges / Se déploient dans la plaine / Le crocus s’ouvre »8. Théophile Gautier, dans un poème intitulé Premier sourire du printemps, nous parle de Mars préparant l’arrivée des beaux jours : « Tout en composant des solfèges /Qu’aux merles il siffle à mi-voix / Il sème aux prés les perce-neiges / Et les violettes aux bois »9. C’est à nouveau à la violette qu’est associée notre fleur dans Le Prince des Voleurs, attribué à Alexandre Dumas. On y trouve un moine lisant le mot d’une jeune fille à son amant : « Quand l’hiver moins rigoureux permet aux violettes de s’ouvrir /Quand les fleurs sont écloses et que les perce-neige annoncent le printemps / Quand ton coeur appelle les doux regards et les douces paroles /Quand tu souris de joie, penses-tu à moi, mon amour ? »10. Dans Les fleurs de la petite Ida, Andersen – encore lui – associe cette fois notre plante à la jacinthe, autre espèce printanière : « Les jacinthes bleues et les petites perce-neiges sonnaient comme si elles portaient de véritables sonnettes »11. Concluons ce passage en revue printanier du perce-neige en citant deux extraits du Monde de Narnia, célèbre saga fantastique. Dans le premier tome, les enfants voient l’hiver se dissiper brusquement, par enchantement. Et quoi de mieux que l’évocation des perce-neiges pour caractériser un tel phénomène extraordinaire ? L’auteur ne s’y trompe pas, puisqu’il nous dit qu’après avoir traversé un ruisseau, ils tombent nez à nez avec des perce-neiges en train de pousser12

Le rapport de ces plantes au retour de la belle saison est donc clair, et il n’est rien d’étonnant à ce qu’elles soient employées dans le cadre de la fête de Martisor, en Roumanie, célébrée au mois de mars. Il s’exprime aussi à travers plusieurs légendes passionnantes, mettant en scène le personnage de la « Fée printemps ». Dans l’une d’elles, on la voit affronter la « Fée hiver », et finalement l’emporter en combat singulier. D’une goutte de sang de la fée défaite naît le perce-neige, symbole de la victoire de la belle saison sur celle de la mort13. Au sein d’une autre histoire, la Fée printemps vient en aide à un petit perce-neige transi de froid par le vent glacial de l’hiver. Elle dégage la neige qui le recouvre et lui redonne la vie à l’aide d’une goutte de sang14.

Plus généralement, les perce-neiges et nivéoles sont reliés à l’idée de commencement et de renouveau, des valeurs évidemment printanières. On retrouve ainsi le perce-neige dans une légende primitive mettant en scène Eve, tout juste chassée du paradis et errant sur la terre désolée. La neige tombait, déposant un linceul sur le monde condamné par la chute de l’Homme. Un ange descendit par conséquent pour consoler la première femme. Il s’empara d’un flocon et souffla dessus, lui ordonnant de bourgeonner et de s’épanouir, ce qui bien sûr donne aussitôt naissance à un perce-neige. Eve sourit alors, comprenant le symbole d’espoir que représente la fleur15. Elle incarne le renouveau au coeur des ténèbres, la lumière au fond du tunnel. Elle est de plus un symbole de consolation, ce que des auteurs contemporains notent également.

Symbole de réminiscence, le perce-neige est aussi dédié à sainte Agnès, elle-même liée au phénix. L’oiseau mythologique comme la fleur sont capables de renaître depuis l’obscurité, de rejaillir depuis les cendres de la mort et de l’hiver. Ils incarnent l’espoir de la vie même au coeur des ténèbres.

Un symbole de virginité et de pureté

Intimement lié à la blancheur et au concept de commencement, ainsi que nous venons de le constater, c’est fort naturellement que le perce-neige est aussi associé à la notion de virginité et de pureté. Une fois encore, l’étymologie est riche d’enseignement à ce sujet, et nous permet déjà de nous faire une idée claire de cette facette de la plante. En Angleterre, Galanthus nivalis est parfois appelé Mary’s tapers, c’est-à-dire « cierges de Marie »16. Cela fait bien sûr référence à la Vierge bien connue, mère de Jésus, ce que l’usage d’un autre nom, celui de Virgin flower, semble appuyer17. À vrai dire, les perce-neiges sont même explicitement dédiés à la Vierge Marie, et une légende chrétienne veut que leur floraison ait lieu précisément le 2 février, soit le jour de la Chandeleur durant lequel la mère de Jésus l’a emmené au Temple pour effectuer une offrande. Cette anecdote justifie d’ailleurs un autre nom populaire de la plante, celui de Fair Maid of February18. Richard Folkard souligne également que « le perce-neige était autrefois considéré comme sacré pour les vierges », ce qui selon lui « peut expliquer pourquoi on le trouve si généralement dans les vergers rattachés aux couvents et aux anciens bâtiments monastiques »19. Ainsi, les nonnes auraient abondamment semé les perce-neiges autour de leurs retraites, comme des symboles de leur chasteté. Thomas Tickell, un poète anglais du XVIIIe siècle, va dans ce sens puisqu’il parle d’une « fleur qui sourit pour la première fois dans ce doux jardin, sacrée aux vierges, et appelée la Perce-neige »20.

Ce rapport à la virginité de la plante n’est pas propre au christianisme, ce qui le rend d’autant plus intéressant. En effet, le perce-neige est intimement lié aux jeunes filles dans de nombreuses traditions et de nombreux contes. Lors des fêtes de célébration du printemps qui se tiennent au début du mois de mars, Matronalia chez les Romains ou Martisor chez les Roumains, ce sont souvent aux demoiselles qu’on offre la fleur. Par ailleurs, le perce-neige est lié à plusieurs figures féminines de virginité, dont l’une des plus fameuses n’est autre que Perséphone. Rappelons que dans le mythe le plus célèbre qui la concerne, la jeune fille est enlevée par Hadès alors qu’elle cueille des fleurs au sein d’une prairie, et amenée jusqu’aux enfers. Si le perce-neige n’est jamais cité par les sources antiques, Ovide évoque pour sa part « la violette ou le lis »21. Or, nous avons vu à quel point notre perce-neige était souvent rattaché à la violette. Quoi qu’il en soit, les traditions postérieures ont clairement associé Perséphone au perce-neige. Est-ce vraiment surprenant, quand on sait que cette fleur est un symbole de printemps et de renouveau ? La fille de Déméter, en effet, incarne précisément cette idée de cycle végétatif annuel. Un accord est conclu, sous l’égide de Zeus, qui lui permet de passer la moitié de l’année à l’air libre, mais l’oblige à demeurer le reste du temps auprès de son époux, dans le monde souterrain. Dès lors, Perséphone sort de terre telles les fleurs du printemps, émergeant au début du mois de mars comme le font les perce-neiges ou les nivéoles. Ce lien entre la déesse et la plante se retrouve d’ailleurs dans une chanson contemporaine, composée par le rappeur Dooz-Kawa et intitulée Perce neige : « Yeah, cette pluie qui pleure dans l’automne qui perd ses faunes / C’est Démeter qui se meurt de l’exil de Perséphone / En somme, nous sommes des fleurs perce-neige, ultime arme de la détresse / Des gouttes qui coulent comme les larmes de la déesse »22.

Hadès enlevant Perséphone. Peinture murale. Aigai. IVe s. av. J.-C.

Le mythe de Perséphone n’est pas sans points communs avec le conte de Blanche-Neige, dont nous avons vu que le nom avait parfois été traduit en « Snowdrop »23. Comme la déesse grecque, Blanche-Neige est une jeune fille soumise aux assauts des forces infernales, en l’occurrence une belle-mère sorcière. Comme elle, elle subit symboliquement une « éclipse » hivernale, en sombrant dans un long sommeil qui ne sera rompu que par le baiser du prince, allégorie du printemps faisant renaître la végétation… et en premier lieu le perce-neige. Ainsi, Perséphone et Blanche-Neige peuvent être perçues comme des personnifications de la belle saison, mais aussi de la plante qui nous intéresse, se frayant un chemin depuis les profondeurs pour amener la floraison au monde.

Le perce-neige annonce le temps des folâtreries champêtres, la joyeuse époque des amours juvéniles auxquels s’adonnent les jeunes gens. De cela, une chanson de 1860 en atteste, avec une poésie bien typique du siècle : « Veillez sur vos roses fillettes /Le Perce-neige va briller ! (…) / Vous dont la blanche mousseline / Trahissait les jolis contours /Dans l’hiver, sous la levantine / Vous fermez la porte aux amours / Du bonheur, douces messagères /Laissez la pudeur sommeiller / Reprenez vos robes légères /Le Perce-neige va briller »24. On voit donc notre plante clairement inféodée aux demoiselles, et cette association symbolique explique peut-être les propriétés médicales qu’on lui attribue dans de vieux manuscrits. En effet, Dioscoride, le célèbre médecin de l’Antiquité, estime que les fleurs séchées du perce-neige « sont bonnes pour baigner l’inflammation autour de l’utérus et expulser le flux menstruel ». La plante présente ainsi un caractère féminin très net et se trouve reliée à de figures de pureté dont la Vierge Marie est le cas le plus emblématique.

Couverture de « Snowdrop story book ». Hilda Boswell, 1952.

De l’oubli funéraire au moly d’Homère

Pourtant, à contre-courant de l’idée que nous nous sommes jusqu’à présent faite sur la plante, les nivéoles et perce-neiges ont aussi été interprétées comme de symboles funéraires. Est-ce à cause de leur couleur blanche et de leur rapport avec la neige, évoquant le linceul des chambres mortuaires ? Toujours est-il que plusieurs croyances ou traditions nous conduisent à ce registre du deuil et du décès.

Dans certaines régions d’Angleterre, par exemple, on pense qu’il ne faut pas amener le premier perce-neige de l’année à l’intérieur des maisons. Celui-ci porterait malheur, et serait capable d’attirer la faucheuse au sein du foyer. Cette croyance viendrait de la ressemblance de la fleur avec un cadavre dans son linceul, mais le symbolisme de l’hiver y joue sans doute un rôle également25. La même idée implique qu’il ne faut surtout pas offrir de perce-neige à quelqu’un, car cela signifierait qu’on veut la voir morte. Une légende anglaise évoque par ailleurs une femme découvrant son amant gravement blessé, et décidant d’apposer sur ses plaies des flocons de neige. Ceux-ci se transforment alors en perce-neiges en même temps que l’homme succombe26.

The Temple of Flora. Robert John Thornton, 1807.

Mais le rapport de notre plante à la mort s’éclaire aussi par ses propriétés. Les perce-neiges et les nivéoles, en effet, sont des plantes toxiques, et même mortelles à dose relativement faible. Au XIXe siècle, François-Joseph Cazin expliquait que cette toxicité fut découverte de façon fortuite, quand une dame vendit des « oignons » de perce-neiges à la place de ceux de ciboulettes27… Cela aurait entrainé de violents vomissements chez les consommateurs, ce qui est un symptôme classique d’un empoisonnement au bulbe de la plante.

Cependant, et comme c’est souvent le cas, une herbe vénéneuse peut aussi, dosée avec minutie, devenir un médicament précieux. Il en est ainsi des perce-neiges et des nivéoles. Les premières contiennent de la galantamine, qui est utilisée pour lutter contre le déclin cognitif dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, ou de tout autre trouble touchant à la mémoire28. Il n’est donc aucun hasard à ce que le perce-neige ait été choisi comme emblème et nom d’une association caritative venant en aide aux personnes concernées par la maladie mentale ; association fondée par Lino Ventura et son épouse Odette en 1966. De plus, la galantamine serait un antidote capable de contrecarrer les effets de certaines drogues, et notamment l’atropine contenue dans grand nombre de solanacées usées en sorcellerie. Ce dernier point nous conduit à un mystère historique passionnant : celui d’une plante citée par Homère dans l’Odyssée et qu’il nomme le moly.

Si Homère est le premier à mentionner cette plante, les autres auteurs antiques venant après lui le font également, essayant d’y voir des espèces qui leur sont familières comme Théophraste29, Dioscoride30, Pline l’Ancien31 ou le Pseudo-Apulée32. Or, plusieurs arguments plaident en faveur de notre perce-neige, au sens large du terme. En effet, il est question du moly au moment où Ulysse et ses compagnons, au cours de leur voyage vers Ithaque, visitent l’île de Circé. L’épisode est bien connu : l’équipage envoyé en reconnaissance dans l’antre de la magicienne est transformé en une horde de cochons, à l’exception d’Eurylochos qui rapporte la nouvelle à Ulysse. Celui-ci se met alors en quête de les délivrer et tandis qu’il s’avance, il croise le dieu Hermès, qui lui offre ses conseils. C’est à ce moment-là qu’est évoqué le moly : « Tiens, prends, avant d’aller dans la demeure de Circé, cette bonne herbe, qui éloignera de ta tête le jour funeste. Je te dirai toutes les ruses maléfiques de Circé. Elle te préparera une mixture ; elle jettera une drogue dans ta coupe ; mais, même ainsi, elle ne pourra t’ensorceler ; car la bonne herbe, que je vais te donner, en empêchera l’effet »33. En suivant les conseils du dieu messager, Ulysse parvient effectivement à déjouer le poison et à sauver ses compagnons.

Codex Medicina Antiqua. Page montrant « Herba immolum », le « moly » d’Homère présumé. XIIIe s.

La signification de cet épisode est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait, et à sa lecture on comprend aisément pourquoi des chercheurs ont suggéré que le moly puisse correspondre à notre perce-neige34. Tout d’abord, Circé est une ensorceleuse, une sorcière, et il ne fait aucun doute que la mixture qu’elle prépare inclut des ingrédients toxiques, capables de faire perdre la tête aux marins. La fameuse transformation en cochon, en effet, présente toutes les caractéristiques d’un délire psychotique. Les individus se mettent à halluciner et à agir comme des bêtes, délaissant leur humanité sous l’effet de la drogue. Dès lors, on est en droit de suggérer que la potion concoctée par Circé accueillait quelques solanacées bien connues, telles la belladone, la morelle, la mandragore ou encore le redoutable datura. Or, n’avons-nous pas constaté que la galantamine du perce-neige était capable de lutter contre les symptômes de l’atropine ? L’herbe cueillie par Hermès et offerte à Ulysse pourrait alors être notre plante, à même de contrer la magie de Circé.

Mais les arguments en faveur d’un moly perce-neige ne s’arrêtent pas là puisque les compagnons d’Ulysse, en pénétrant dans la demeure maudite et en se transformant en cochons, vivent un épisode de désordre mental évident. Allégoriquement, cette métamorphose correspond donc à une amnésie, un oubli de sa propre personne et de son humanité… Autant de signes de folie que le perce-neige est à même d’entraver par son action sur la mémoire et le cerveau. Ulysse garde la tête sur les épaules quand ses hommes la perdent, mais c’est par le moly qu’il guérit la démence et l’oubli de ses camarades. Il est d’ailleurs intéressant de relever que l’espèce est citée dans des jeux vidéo relatifs à l’univers d’Harry Potter35. Or, d’après le site Pottermore, le moly serait mentionné dans l’ouvrage Mille herbes et champignons magiques de la sorcière Phyllida Augirolle, où il est indiqué qu’elle combat les enchantements.

Le « moly » en cours de botanique à Poudlard. « Harry Potter : secret à Poudlard », 2018.

Notons pour conclure que les descriptions antiques de la plante, bien qu’absentes chez Homère, appuient l’hypothèse du perce-neige ou de la nivéole. Ovide, dans ses Métamorphoses, parle ainsi d’une « fleur blanche, qui possède une racine noire » qu’Ulysse emploie comme talisman en pénétrant la demeure de Circé36. Il faut dire que symboliquement, en apparaissant le premier après l’obscurité hivernale, le perce-neige est un marqueur de souvenir ; il nous rappelle l’existence du printemps et des beaux jours, comme le moly rappelle aux membres de l’équipage métamorphosé qui ils sont réellement.

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Ainsi, nivéoles et perce-neiges recèlent bien des mystères. Ils symbolisent la blancheur hivernale, et par conséquent se rattachent aux notions de virginité et de pureté. De Marie aux fées du printemps, de Perséphone à Blanche-Neige, ces plantes aux floraisons précoces sont aussi associées au retour de la lumière au coeur des ténèbres ; du regain d’espoir après les longues nuits hivernales. En quelque sorte, le perce-neige « chasse l’hiver froid », comme l’invoque la chanson traditionnelle bien connue. Drive the Cold Winter Away remonte au moins au XVIIe siècle37, soit à une époque où l’hiver était vécu dans la chair de chacun, et constituait une épreuve difficilement appréhendable à l’aune de notre confort moderne. Apercevoir la clochette du perce-neige devait donner du baume au coeur du paysan, dont les réserves venaient peut-être à manquer.

Mais le perce-neige symbolise aussi le souvenir. Il nous rappelle l’existence des beaux jours et des printemps en fêtes au moment où le tunnel de l’hiver parait interminable. En outre, il est peut-être le fameux moly évoqué par les sources antiques, dont Homère, qui contrecarre la magie de l’oubli perpétrée par Circée. À l’heure où j’achève cet article, les perce-neiges sont sortis sur le bord des chemins et dans les jardins que nappe encore le gel du matin. Éclaireurs du cortège printanier, ils seront bientôt suivis des violettes, primevères et autres jacinthes… puis retomberont dans leur sommeil annuel, sans pour autant qu’on les oublie.

Pablo Behague, « Sous le feuillage des âges ». Février 2025.

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(1) Richard Mabey, 1996, Flora Britannica.
(2) Charles M. Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes.
(3) Auteurs incertains, 1641, Guirlande de Julie.
(4) Jacob Grimm, Wilhelm Grimm, et Arthur Rackham, 1909, The Fairy Tales of the Brothers Grimm.
(5) Lewis Carroll, 1865, Alice’s Adventures in Wonderland.
(6) Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(7) Hans Christian Andersen, 1861, Le Papillon.
(8) Johann Wolfgang von Goethe, 1816, Next Year’s Spring.
(9) Théophile Gautier, 1884, Premier sourire du printemps.
(10) Alexandre Dumas, 1872, Le Prince des voleurs.
(11) Hans Christian Andersen, 1835, Les fleurs de la petite Ida.
(12) Clive Staples Lewis, 1950, The Chronicles of Narnia – The Lion, the Witch and the Wardrobe.
(13) 2020, Le perce-neige : mythe, légende et remède, murmuresdeplantes.fr.
(14) 2010, Légendes du perce-neige, beatricea.unblog.fr.
(15) Richard Folkard, 1884, Plant Lore, Legends and Lyrics.; Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(16) Mabey, 1996, Flora Britannica, op. cit.
(17) Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(18) Folkard, 1884, Plant Lore, Legends and Lyrics., op. cit.
(19) Folkard, 1884, op. cit.
(20) Thomas Tickell, 1722, Kensington Garden.
(21) Ovide, Ier s., Métamorphoses.
(22) Dooz Kawa, 2014, Perce Neige.
(23) Grimm, Grimm, et Rackham, 1909, The Fairy Tales of the Brothers Grimm, op. cit.
(24) Jean-François Dumas, 2014, Le perce-neige (Galanthus nivalis) et espèces proches.
(25) Folkard, 1884, Plant Lore, Legends and Lyrics., op. cit.
(26) Skinner, 1911, Myths and Legends of Flowers, Trees, Fruits and Plants : In All Ages and in All Climes., op. cit.
(27) François-Joseph Cazin et Henri Cazin, 1868, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes.
(28) Jacqueline S. Birks, 2006, Cholinesterase inhibitors for Alzheimer’s disease.
(29) Théophraste, IVe-IIIe s. av. J.-C., Historia plantarum – Recherche sur les plantes.
(30) Pedanius Dioscoride, Ier s., De Materia Medica.
(31) Pline l’Ancien, vers 77, Histoire naturelle – Livre XXI.
(32) Pseudo-Apulée, IVe s., Herbarius.
(33) Homère, VIIIe s. av. J.-C., L’Odyssée.
(34) Andreas Plaitakis et Roger C. Duvoisin, 1983, Homer’s moly identified as Galanthus nivalis L.: physiologic antidote to stramonium poisoning.
(35) Jam City, 2018, Harry Potter : Secret à Poudlard – jeu.
(36) Ovide, Ier s., Métamorphoses, op. cit.
(37) Auteur inconnu, 1625, Drive the Cold Winter Away – chanson.

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A la découverte des oiseaux et de leurs chants à la Médiathèque de Senones

Ce mardi 11 janvier, j’animerai un atelier pour les 6-12 ans, afin de leur apprendre à reconnaître quleques oiseaux parmi les plus communs, ainsi que leurs chants…

Nous verrons aussi que les rouges-gorges, chouettes, buses, chardonnerets, bouvreuils et autres habitants à plumes de nos campagnes sont dotés d’un imaginaire fascinant, riche de légendes et de contes… 🪶​🧙🏻

Animation d’un atelier d’écriture sur l’imaginaire et le symbolisme des arbres

Ce mardi 17 décembre, à la Médiathèque de Senones (88), j’animerai un atelier d’écriture sur l’imaginaire et le symbolisme des arbres et arbustes de nos régions.

Après une présentation de mes recherches sur le sujet – qui se traduiront bientôt en livres -, nous aborderons le cas de quelques espèces emblématiques, puis réaliserons des jeux de plume afin de mettre tout cela en pratique…

Je reviendrai à la Médiathèque le 9 février, cette fois pour initier les enfants à la reconnaissance des oiseaux et de leurs différents chants.