Animation d’un atelier d’écriture sur l’imaginaire et le symbolisme des arbres

Ce mardi 17 décembre, à la Médiathèque de Senones (88), j’animerai un atelier d’écriture sur l’imaginaire et le symbolisme des arbres et arbustes de nos régions.

Après une présentation de mes recherches sur le sujet – qui se traduiront bientôt en livres -, nous aborderons le cas de quelques espèces emblématiques, puis réaliserons des jeux de plume afin de mettre tout cela en pratique…

Je reviendrai à la Médiathèque le 9 février, cette fois pour initier les enfants à la reconnaissance des oiseaux et de leurs différents chants.

La fleur de fougère : sur les traces d’un fantasme populaire

Maria Orłowska-Gabryś (1925-1988). Illustation d’un livre pour enfant.

Les fougères sont des plantes particulières de nos écosystèmes. Alors que la plupart des végétaux qui nous entourent garantissent leur reproduction par l’intermédiaire de fleurs et de fruits, celles-ci adoptent une stratégie différente, basée sur des spores, aujourd’hui bien connue, mais qui demeura pendant longtemps énigmatique. Cette spécificité, cela va de soi, a été traduite scientifiquement par le rangement des fougères au sein d’un ensemble taxonomique original, à savoir la division des Ptéridophytes, accueillant aussi les prêles et les lycopodes. Mais si nous comprenons désormais leur fonctionnement, les fougères ont pendant longtemps suscité l’incompréhension. Comment pouvaient-elles se reproduire sans fleur et sans graine ? Au Moyen Âge, par exemple, on ne comprenait pas pourquoi il était possible de trouver de jeunes pieds de fougères, mais jamais la moindre graine nulle part. Une seule solution pouvait expliquer ce phénomène : que les graines de la fougère soient invisibles. Une déduction en amenant une autre, puisque les graines de fougères étaient invisibles, il devait aussi exister des fleurs invisibles… qui seraient donc capables – selon une logique tout à fait typique de l’époque – de rendre invisible celui qui la trouverait ou la consommerait1 ! Il n’en fallait pas plus pour que l’imaginaire populaire se déploie, et fasse de la mythique fleur de fougère une sorte de Graal végétal, une merveille rarissime dotée de propriétés extraordinaires. Le fait est que la légende de la fleur de fougère est extrêmement répandue à travers l’Europe, présentant des similarités assez étonnantes.

La fleur de fougère à travers l’Europe

En fait, la fleur de fougère n’est pas perpétuellement invisible, car elle serait alors tout bonnement impossible à trouver. En revanche, elle n’apparaît qu’à un moment précis du calendrier, à une heure bien définie se situant au milieu de la nuit, très brièvement, et en un endroit particulièrement reculé et inaccessible des forêts. L’un des principaux points communs, dans les légendes relatives à la fleur de fougère, est en effet son apparition datée. Dans l’immense majorité des cas, la fameuse nuit de la floraison est celle de la Saint-Jean, ou alors immédiatement avant ou après ; en tout cas en rapport avec le solstice d’été. La croyance est particulièrement répandue dans les pays du Nord et de l’Est, de tradition slave, où la fleur de fougère est réputée se développer lors d’une nuit allant du 21 au 24 juin. Il en est ainsi en Pologne, en Estonie, en Lituanie, en Finlande ou encore en Lettonie. Elle est donc mise en rapport avec les célébrations du cycle solaire, d’origines préchrétiennes, mais s’étant fondues avec les fêtes de la Saint-Jean. En Finlande, on parle par exemple de la fête de « juhannus », ou encore de celle de « Jani » en Lettonie ou de « Rasos » en Lituanie. Notons qu’en Pologne, la fleur de fougère pourrait non seulement être observable au solstice d’été, mais aussi au moment du solstice d’hiver2. Quoi qu’il en soit, on comprend qu’elle surgit à des dates emblématiques et fortement liées à l’influence de notre astre lumineux.

Si la croyance est particulièrement vivante dans les pays de l’Est et du Nord, elle existe aussi en Europe occidentale. En Angleterre, on raconte ainsi que la veille de la Saint-Jean (une fois encore), au coeur de la nuit, la fougère produisait une unique fleur et qu’alors les villageois étendaient un drap dessous pour en récolter les graines. Personne ne devint jamais invisible, mais on continuait d’accorder du crédit à cette légende, au point de perpétrer des rituels en forêt au cours de la nuit fatidique, jusqu’à ce que l’église ne vienne mettre fin à ces pratiques de toute évidence païennes. F.E. Corne évoque pourtant le témoignage d’un gentleman nommé Mr. Heath qui, en 1779, affirmait encore avoir participé à plusieurs reprises à des cérémonies de récolte de graines de fougère lors des nuits de la Saint-Jean. Et l’homme d’ajouter qu’il y avait cependant des déceptions, « car les fées volaient souvent les graines »3. Ainsi, on voit que la fleur de fougère n’est pas un fantasme propre aux pays de l’Est. D’ailleurs, qu’en est-il de la tradition française ? Là encore, on retrouve localement des anecdotes ou légendes qui font référence au concept. Par exemple, Paul Sébillot nous indique des traditions de ce type, encore une fois lié à la Saint-Jean, en Basse-Normandie, en Touraine ou encore en Bretagne4. Par ailleurs, il atteste de plusieurs chansons ou anecdotes évoquant la récolte de l’hypothétique « graine de fougère ».

La floraison a systématiquement lieu au coeur de la nuit, jamais en journée. Dans bien des cas, elle survient même à une heure précise et symbolique, et sur un laps de temps extrêmement bref. Ainsi, en Suède, elle fleurit à minuit et fane aussitôt5. Il en est de même dans des traditions polonaises, où on dit qu’elle apparaît à minuit en même temps que se fait entendre un son tantôt décrit comme un craquement, un choc ou un bruit de tonnerre6. En Basse-Normandie également, elle fleurit à minuit sonnant, et il faut récolter sa semence avant qu’elle ne tombe par terre pour pouvoir bénéficier de ses propriétés7. Une seconde après, la fleur n’est déjà plus discernable8. C’est à minuit aussi qu’on peut la trouver en Touraine, ou du moins c’est à ce moment-là qu’elle produit ses graines, en même temps que les trèfles développent des feuilles supplémentaires pour avoir quatre ou cinq feuilles9. Par ailleurs, Paul Sébillot retranscrit une chanson de berger de la Renaissance fort intéressante : « En un sachet la graine de fougère / Qu’en plein minuit nous cueillîmes d’antan / Denis et moi, la veille de Saint-Jean »10.

Nous savons donc maintenant où et quand chercher la fleur de fougère, en fonction des traditions locales et des coutumes… En revanche, on ne sait toujours pas à quoi elle ressemble. Qu’en est-il ? La question est éminemment complexe, puisque sa rareté en fait, par nature, un phénomène jamais observé par la plupart des mortels. Les croyances en la fleur de fougère attribuent à celle-ci une multitude de caractéristiques, parfois contradictoires, mais qui font généralement d’elle un spectacle absolument somptueux. Ainsi, les traditions slaves l’imaginent rouge, dorée ou violette11. En Angleterre, les rumeurs évoquent plutôt la naissance d’une fleur d’un bleu pâle, qui se transforme rapidement en une graine dorée12. Passer en revue les représentations picturales de la fleur de fougère nous convaincra de sa grande hétérogénéité : elle peut parfois revêtir cinq pétales, parfois beaucoup plus ; elle peut être imposante ou au contraire minuscule ; elle peut se trouver au sommet d’une longue tige, mais aussi être dissimulée sous les feuilles, au niveau du sol ; elle peut être palpable ou ressembler à un organe fantôme… Pourtant, l’observateur attentif remarquera un point commun entre toutes ces images : la mystérieuse inflorescence est toujours dépeinte dans un halo doré, auréolée d’une lueur éclatante qui parait jaillir de ses pétales. Cela découle-t-il de son rapport singulier au soleil ? Rappelons en effet qu’elle n’est visible, dans la plupart des légendes, qu’au moment du solstice d’été. Bien sûr, ce détail souligne aussi son caractère surnaturel. La fleur de fougère parait jaillie d’un autre monde, tombée du paradis, telle une relique sacrée protégée par la grâce.

Un tel trésor ne pouvait que stimuler l’imaginaire, et il n’est donc rien d’étonnant à ce que la fleur de fougère soit mobilisée dans des oeuvres de fiction. Outre les légendes populaires, on retrouve ainsi des livres la mentionnant, notamment dans les pays de l’Est où elle occupe une place importante. La légende est évoquée dans un livre de la Finlandaise Aino Kallas, traitant des folklores anciens : La fiancée du loup13. Elle est aussi citée par Andrus Kivirähk. Dans L’Homme qui savait la langue des serpents, l’auteur Estonien la tourne en dérision, la présentant comme une croyance naïve14. En Pologne, la fleur de fougère est parfois l’objet de poèmes, comme celui d’Adam Asnyk (Kwiat paproci) dont certains vers peuvent être traduits ainsi : « Une étrange fleur de fougère fleurit dans les forêts / Pour un instant dans l’ombre mystérieuse / Le monde entier est doré d’une lumière magique / Mais vous ne pouvez la toucher que dans vos rêves »15. Henri Pourrat, écrivain français, a collecté oralement la légende en Auvergne et l’a retranscrite dans Contes et légendes du Livradois sorti en 198916. Enfin, il existe un court-métrage d’animation consacré à la fleur de fougère, réalisé par Ladislas et Irène Starewitch en 194917. Il met en scène un petit garçon nommé Jeannot, qui décide de partir à la recherche du trésor dans la nuit de la Saint-Jean…

Capture d’écran du film d’animation « Fleur de fougère » de Ladislas et Irène Starewitch. 1949.

Les pouvoirs de la fleur de fougère

Ainsi que nous avons déjà pu l’effleurer, la fleur de fougère est l’objet de convoitise, et ce car on la croit dotée de propriétés absolument extraordinaires. La plus répandue d’entre elles est d’apporter à son possesseur une richesse inouïe. C’est là la version la plus matérielle du mythe, qui voit le découvreur vivre dans l’abondance jusqu’à la fin de sa vie, entouré de joyaux et de coffres débordant d’or. Par exemple, la fleur de fougère apporte fortune dans les traditions estoniennes, mais aussi chez les Polonais18 ou en France. En Haute-Bretagne, on dit que les graines de fougère recueillies la nuit de la Saint-Jean doivent être jetées sur un terrain pour révéler l’endroit où se cachent les trésors19. Dans bien des légendes, cependant, et comme nous le verrons bientôt en détail, la fortune gagnée est une malédiction, punissant en quelque sorte la cupidité du chercheur.

Quand ce n’est pas spécifiquement la richesse qu’apporte notre mythique fleur, c’est plus généralement la chance. Ce motif est aussi extrêmement fréquent, depuis la Russie jusqu’en France. En Pologne, on a parfois cru que la fleur de fougère était l’Ophioglosse (Ophioglossum vulgatum). On disait alors qu’elle apportait la réussite amoureuse. Dans nos contrées, les fougères récoltées lors de la nuit de la Saint-Jean, et a fortiori les hypothétiques fleurs de ces fougères, étaient censées faire gagner à tous les jeux20.

« bubug » sur Deviant Art. « Jack and the fern flower ».

Çà et là, la fleur de fougère apporte au découvreur des pouvoirs magiques ; des capacités extraordinaires qui tendent à brouiller la frontière entre le conte et la réalité. Ainsi qu’évoqué en introduction, puisque la fleur de fougère est invisible la plupart du temps, on a parfois présumé qu’elle pouvait elle-même conférer l’invisibilité21. C’est là une manière de penser assez typique du Moyen Âge, et qui n’est pas sans évoquer la théorie des signatures qui veut qu’une plante ressemblant à un organe ait une action sur celui-ci (l’hépatique, dont la forme des feuilles rappelait le foie, devait ainsi pouvoir le soigner). En tout cas, on attribuait cette propriété à la fleur de fougère en Pologne, mais aussi à sa graine en Basse-Normandie. En Pologne, on disait aussi que la fleur de fougère pouvait déverrouiller n’importe quelle serrure, mais aussi apporter la clairvoyance à son possesseur. Cela fait écho à une autre rumeur normande, qui voulait que la graine permette de connaître les secrets du présent et de l’avenir22. On a aussi suggéré qu’elle donnait la capacité de se transporter d’un lieu à l’autre aussi vite que le vent, ou encore de parler aux animaux23.

En tant qu’organe sexuel, la fleur de fougère est aussi une pourvoyeuse de fertilité, et elle a été employée métaphoriquement pour évoquer l’amour charnel. Ce point nous amène aux implications symboliques de ce trésor mystérieux de la nature qui, bien plus qu’une simple croyance populaire, cache entre ses pétales des considérations profondes sur la nature humaine et ses aléas.

Portée symbolique de la fleur de fougère

Tout d’abord, et comme nous venons de le signaler, la fleur de fougère est en certains endroits un symbole d’amour. La nuit de la Saint-Jean, placée sous l’auspice
du soleil, a toujours été marquée par l’idée de rencontre et de séduction, ainsi que par des rituels de fertilité qui concernent la terre, certes, mais aussi les hommes. Dans les pays baltes, les jeunes couples partaient s’amuser dans les bois et on disait alors qu’ils allaient « chercher la fleur de fougère »24. C’était en réalité une fleur bien moins hypothétique qui était cueillie : celle de l’amour. D’ailleurs, on peut suggérer que la véritable graine enchantée, issue de cette fameuse fleur de fougère, est allégoriquement celle qui allait, environ neuf mois plus tard, donner naissance à un nouvel être. Cette nuit était en effet magique et, croyait-on, propice à la procréation. Dès lors, la fleur de fougère représente en quelque sorte le mystère de la vie ; la magie primordiale de l’existence et du cosmos tout entier. Symbole de fertilité, on ne sera d’ailleurs pas étonné qu’elle ait donné son nom à une ONG lettone visant à promouvoir l’éducation à la sexualité (Papardes zieds).

Cette conception de l’inflorescence mystérieuse s’observe encore chez les peuples slaves, où la Saint-Jean correspond là-bas à la « nuit de Kupala »25. On y voit les jeunes gens s’enfoncer dans les bois au cours de la nuit, à la recherche de l’hypothétique « fleur de fougère », les filles portant dans les cheveux des couronnes végétales. Si un garçon ressort des fourrés en brandissant l’une d’elles, cela signifie que le couple s’est engagé et qu’un mariage aura bientôt lieu. Là encore, la fleur de fougère prend un tour métaphorique ; allusion à l’union amoureuse et probablement à des rapports charnels dans la nature. Cette tradition est en accord avec la fête en question, puisque Kupala est une ancestrale déesse des herbes et de la magie, mais aussi du sexe. Par ailleurs, les linguistes estiment que son étymologie pourrait avoir un rapport, quoique lointain, avec le mot latin « cupido », signifiant « désir » et relatif au dieu bien connu, Cupidon, qui dispense dans les coeurs ses flèches amoureuses.

Mais la fleur de fougère est aussi et surtout un symbole de l’inatteignable, tel le mythique Graal si ardemment cherché et jamais découvert. Elle est l’objet d’une quête romantique et passionnée, où le chemin et les épreuves paraissent compter autant, sinon plus, que le trésor qui les motive. Car, de fait, la fleur de fougère est réputée impossible à cueillir, et même à observer. En Pologne, on dit qu’elle se niche en un endroit reculé et sauvage, à mille lieues de toute civilisation puisqu’on ne doit pas pouvoir y entendre le moindre aboiement de chien26. De plus, elle est difficilement accessible du simple fait de sa rareté. Bien souvent, les légendes sous-entendent en effet que la fleur de fougère est unique… Ainsi, le chercheur devrait se trouver précisément à l’endroit où elle se développe, et précisément au bon moment en raison du caractère éphémère de sa floraison ; en Suède, on dit parfois qu’elle n’a lieu qu’à minuit précise27. Il faut ainsi un concours de circonstances pour le moins fou pour mettre la main sur ce trésor végétal. Pire encore, certaines traditions estiment que quiconque le cherche n’a aucune chance de le trouver, et ce pour la bonne raison qu’il ne peut être découvert que de façon accidentelle… ou alors en rêve comme dans la poésie d’Adam Asnyk28.

Comme si tous ces paramètres insolubles ne suffisaient pas, la fleur de fougère est bien souvent protégée par des procédés surnaturels. En Pologne, elle pousse au coeur des uroczyska, des espaces naturels dotés d’une puissance magique et généralement liés à de vieux cultes païens29. Elle est aussi protégée de divers enchantements dans les légendes suédoises, par exemple. Dans bien des cas, ce sont explicitement les forces du diable qui la gardent, idée que l’on retrouve dans les campagnes françaises. Les traditions polonaises la placent souvent en des lieux où rôdent les sorcières, mais aussi des créatures typiques du folklore local comme le bies ou le czart (des démons)30. Cela explique les vénérations chrétiennes qui, dit-on souvent, doivent être pratiquées par quiconque souhaite approcher de la fleur de fougère. Des prières doivent être effectuées, évidemment, mais il faut aussi que l’aventurier dispose d’artefacts bénis, comme un chapelet ou une nappe blanche prise sur l’autel de l’église. Néanmoins, les rituels effectués sont parfois beaucoup plus baroques et étranges. On peut ainsi, croit-on, approcher la fleur mythique en se munissant d’armoises et en se mettant nu31. Pour l’emmener avec soi, on dit aussi qu’il faut absolument proscrire tout regard en arrière, sous peine de subir un grand malheur ; à l’instar de Loth et de son épouse dans l’Ancien Testament, à qui les anges interdisent formellement de se retourner quand Sodome recevra un déluge de feu32.

Dès lors, on voit bien que la fleur de fougère est une sorte de Graal végétal ; un archétype de la préciosité inaccessible, et par conséquent un fantasme passionnel, mystérieux et insondable. Mais à ce titre, elle incarne aussi la part sombre du rêve, comme un symbole de l’obsession vaine conduisant l’Homme à la chute. Tel le soleil brûlant les ailes d’Icare voulant monter trop haut, l’inflorescence sacrée rabaisse l’orgueil de ceux qui se croient assez malins pour la cueillir sans crainte. Pour illustrer cette idée, les traditions précisent souvent que la fleur de fougère permet certes d’obtenir la fortune, mais que celle-ci ne peut pas être partagée sous peine de s’évaporer brusquement. Les découvreurs voient alors leur famille et leurs amis s’enfoncer dans la pauvreté, tandis qu’eux atteignent une existence prospère… mais ô combien malheureuse. Ils subissent la jalousie, et s’aperçoivent surtout que, pour paraphraser la célèbre phrase du carnet de Christopher McCandless dans Into the wild, « le bonheur n’est réel que s’il est partagé »33. Dans certaines versions, l’obsession futile de la richesse matérielle conduit à un dénouement plus tragique encore. On y voit le protagoniste s’engager dans sa quête en reniant ses amis et sa famille, coupant tout lien avec son humanité pour enfin trouver la fleur de fougère au fond des bois. Il croit alors vivre dans la gloire, flambe dans la richesse, puis prend soudain conscience de ce qui compte réellement à ses yeux et rentre enfin chez lui. Mais bien sûr, comme il fallait s’y attendre, il n’y a plus personne pour l’accueillir dans son village natal. En revanche, il lit les noms de ceux qu’il aime sur les croix du cimetière34… Là encore, la fleur de fougère se pare donc en artefact maudit, conduisant l’homme avide à la perte et à la souffrance.

Support de réflexions morales, les légendes de la fleur de fougère permettent souvent de relativiser l’importance de la richesse terrestre, en la mettant en parallèle avec des valeurs comme l’amitié, l’amour, la piété ou la spiritualité. Dans un conte oral polonais, il est ainsi question d’un jeune berger égarant une vache qu’il aime beaucoup dans les bois. Il part évidemment à sa recherche et, au coeur de la nuit, tellement obnubilé par son animal, ne s’aperçoit pas de l’étrange fleur sur laquelle il trébuche, dont un pétale se coince dans sa chaussure. De somptueuses visions envahissent alors son esprit, lui révélant des trésors cachés et divers chemins menant à des coffres remplis d’or. Bien sûr, il distingue aussi sa vache bien-aimée, et sait brusquement par où se diriger pour la retrouver. Il rentre alors avec elle et, épuisé, va se coucher en se promettant de partir chercher toutes les richesses de ses rêves le lendemain matin… Mais à ce moment-là, il enlève sa chaussure et fait donc tomber le pétale de fougère, qui fane dans la nuit et perd tous ses pouvoirs, lui faisant oublier complètement au petit matin ce qui lui paraissait si limpide la veille. Le petit berger, cependant, n’en fait pas une affaire, et c’est là toute la morale de l’histoire : il a retrouvé sa vache, et c’est tout ce qui compte à ses yeux35. Personnage sage, il sait que la fortune ne l’aurait pas rendu plus heureux. Ainsi, à travers ces quelques exemples, on voit qu’il y a bien plus derrière la fleur de fougère qu’un simple trésor imaginaire ; elle est un élément riche en symboles, et entre autres une incarnation de la quête vaine et futile, de l’obsession inconsidérée et prétentieuse qui éloigne de l’apaisement.

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La fleur de fougère est donc un motif absolument fascinant, et ce à plusieurs égards. Elle témoigne de l’obsession des hommes pour l’inconnu et le mystère, et plus généralement pour tout ce qui échappe à la matérialité affligeante du quotidien. Elle montre aussi la place majeure que joue la nature dans les traditions populaires, et donc dans l’imaginaire et les rêves des gens. De plus, l’existence de fleurs de fougères aussi bien dans les croyances slaves que dans celles de l’Angleterre nous montre une fois de plus les incroyables transferts culturels qui s’opèrent entre les peuples, pourtant à une époque encore dépourvue des moyens de communication modernes. Enfin, le cas de la fleur de fougère révèle aussi la grande diversité d’interprétations que peut engendrer un simple mythe. La relique végétale peut être une métaphore amoureuse ou sexuelle, mais également symboliser l’inaccessible et punir la vanité des hommes. Elle dévoile aussi le fantasme divin qui nous anime, nous amenant à rêver de pouvoirs magiques, de téléportation, d’invisibilité ou de communication animale…

Pour autant, la fleur de fougère ne serait-elle que pure fabrication de l’esprit ? Ne trouverait-elle aucun fondement dans les observations quotidiennes des habitants d’autrefois ? Nous avons déjà eu l’occasion d’esquisser une réponse à cette question, en montrant que le mythe découlait d’un constat simple : que les fougères ne produisaient pas de fleur visible, contrairement aux végétaux « classiques ». Néanmoins, certains ptéridophytes déploient parfois des organes atypiques, ou montrent des formes qui auraient pu être assimilées à des inflorescences. Ainsi, l’inspiration de la fleur de fougère ne serait-elle pas les « épis » de l’ophioglosse (Ophioglossum vulgatum) ? Cette plante pourrait correspondre par sa rareté. Ne pourrait-il pas aussi s’agir des frondes fertiles de la matteuccie (Matteuccia struthiopteris), ou fougère allemande, formant des touffes dressées que l’imagination peut vite assimiler à une étrange fleur ? Et que dire encore de celles de l’osmonde royale (Osmunda regalis), jaillissant au bout des grandes tiges, plus impressionnantes encore ? En l’occurrence, l’espèce est tout à fait caractéristique des forêts humides, et pourrait donc se trouver à son aise dans ces vallons reculés que décrivent les légendes…

Bien sûr, toutes ces questions demeureront à jamais sans réponse, et c’est sans aucun doute mieux comme cela. La fleur de fougère sera toujours un mystère, un fantasme, une croyance merveilleuse dans l’esprit des hommes pour leur permettre d’échapper à la matérialité du monde. Qui sait ? Peut-être se déploie-t-elle effectivement au coeur d’une forêt touffue et inexplorée, quelque part sur notre Terre, à l’abri de tout regard, pendant les quelques instants bénis d’une nuit estivale. Il est en tout cas certain qu’elle fleurit en nous, dans nos têtes et dans nos coeurs, comme le font du reste tous nos rêves les plus fous.

Pablo Behague, « Sous le feuillage des âges ». Décembre 2024.

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1 F.E. Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II.
2 Lamus Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower.
3 Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II, op. cit.
4 Paul Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France.
5 Gustaf Ericsson, 1877, Folklivet i Åkers och Rekarne härader.
6 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
7 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
8 Louis Dubois, 1980, Recherches sur la Normandie.
9 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
10 Sébillot, 1904, op. cit.
11 Brendan Noble, 2021, The Fern Flower – Magical Flower of the Slavic Solstice – Slavic Mythology Saturday.
12 Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II, op. cit.
13 Aino Kallas, 1928, Sudenmorsian (La Fiancée du loup).
14 Andrus Kivirähk, 2007, Mees, kes teadis ussisõnu (L’Homme qui savait la langue des serpents).
15 Adam Asnyk, 1880, Kwiat paproci (Fleur de fougère).
16 Henri Pourrat, 1989, Contes et récits du Livradois.
17 Ladislas Starewitch et Irène Starewitch, 1949, Fleur de fougère.
18 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
19 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
20 Sébillot, 1904, op. cit.
21 Corne, 1924, Ferns : Facts and Fancies about Them : II, op. cit.
22 Sébillot, 1904, Croyances, mythes et légendes des pays de France, op. cit.
23 23 juin 2011, « Paparčio žiedo legenda – būdas kiekvienam pasijusti herojumi », Delfi.
24 Adam Rang, 22 juin 2022, « Fire, flower crowns and fern blossoms: Midsummer night in Estonia explained », Estonian world.
25 Ullrich R. Kleinhempel, 2022, Seeking the Fern Flower on Ivan Kupala (St. John’s Night).
26 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
27 Ericsson, 1877, Folklivet i Åkers och Rekarne härader, op. cit.
28 Asnyk, 1880, Kwiat paproci (Fleur de fougère), op. cit.
29 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
30 Dworski, 2016, op. cit.
31 Dworski, 2016, op. cit.
32 Auteur inconnu, VIIIe-IIe s. av. J.-C., Bible – Ancien Testament.
33 Jon Krakauer, 1996, Into the Wild.
34 Dworski, 2016, Polish legends: the Fern Flower, op. cit.
35 Dworski, 2016, op. cit.

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La belladone : une plante de la mort et des sorcières

Il est des plantes entourées d’une aura de mystère particulièrement prégnante, et dont la vue provoque inévitablement un sentiment de vertige. En les observant, il nous semble être envahi de notions qui nous dépassent, être confronté à une trame de légendes et de magie qui nous demeurera toujours énigmatique ; tel un grimoire dont l’écriture des pages se serait ternie au point de n’être plus qu’à peine lisible. La belladone (Atropa belladonna) est de celles-là. Cette espèce est dotée d’une longue histoire, complexe, qui en fait à la fois un végétal sinistre et infernal, lié à la mort et aux sorcières… et un avatar de la beauté fatale qui peut en découler. Bien que souvent citée comme commune, la belladone n’en est pas moins une espèce exigeante, que l’on ne trouvera que rarement en abondance. Elle est inféodée aux lisières et trouées qui émaillent les forêts au sol plutôt riche, de préférence calcaire. On distingue ses baies noires en train de luire dans les clairières enfrichées, là où on pourrait tout à fait imaginer un sabbat se tenir… D’ailleurs, elle donne son nom à une alliance phytosociologique des végétations méso-eutrophes : l’Atropion belladonnae. Cette brève présentation étant faite, rentrons dans le vif du sujet, et agenouillons-nous un instant vers ces clochettes d’un mauve sale et délavé, qui ne peuvent que nous inspirer des images de marmites bouillantes ou d’ombres errantes. Dès lors, le lecteur comprendra aisément mon choix de publier cet article le jour d’Halloween – ou de Samhain –, c’est-à-dire au cours de la nuit qui voit le monde des morts se mélanger à celui des vivants.

Clairière au clair de lune, habitat possible de la belladone. Théodore Rousseau. XIXe s.

Une plante mortelle

La belladone, quoi que peu fréquente en Grèce, est connue dans l’Antiquité classique. C’est probablement à elle que fait référence Théophraste dans son Historia Plantarum quand il évoque une « Mandragore à fruits noirs » (1). Ses mentions sont cependant plus nombreuses dans les textes médiévaux et d’époque moderne, où son rapport avec la mort apparait alors on ne peut plus clair. Il faut toutefois attendre le XVIIe siècle, et sa description par Carl von Linné, pour rencontrer l’étymologie latine que nous employons encore aujourd’hui : Atropa belladonna (2). Nous reviendrons plus loin sur le terme de « Belle Dame » qui lui est accolé, mais attardons-nous pour le moment sur le nom de genre que lui attribue le naturaliste suédois. Atropa fait bien sûr référence à Atropos, l’une des trois Moires ; ces divinités du Destin dont dépendaient les existences de tout un chacun. Hésiode, dans sa Théogonie, écrit qu’elles « dispensent le bien et le mal aux mortels naissants, poursuivent les crimes des hommes et des dieux et ne déposent leur terrible colère qu’après avoir exercé sur le coupable une cruelle vengeance » (3). En outre, la tradition décline le rôle de chacune d’entre elles, et celui d’Atropos ne nous étonnera pas en tenant compte de son rapport à la belladone… Alors que Clothro est la Moire qui tisse le fil de la vie et Lachésis qui le déroule, celle qui nous intéresse a pour mission de le couper ; c’est-à-dire de donner la mort. On notera d’ailleurs que le terme Atropos signifie « l’inflexible », un adjectif qui convient effectivement à la figure mythologique en question… comme à la plante avec qui elle partage son nom.

Dès lors, l’étymologie même de la belladone nous indique son rapport intime à la mort. Elle est la fleur de la Moire Atropos, dont les ciseaux flottent au-dessus de nos têtes et menacent nos existences à chaque instant. Mais le caractère fatal de la belladone prend aussi un tour plus prosaïque : celui d’une empoisonneuse redoutable. En effet, cette plante est un poison mortel, dont l’usage meurtrier remonte au moins à l’Antiquité. Ainsi, on a pu avancer que Livia – l’épouse de l’empereur Auguste – et Agrippine la Jeune – épouse de l’empereur Claude – auraient recouru à la belladone pour empoisonner leurs contemporains (4). La deuxième aurait été aidée dans cette activité par une certaine Locuste, favorite de Néron et experte en poison, qui aurait notamment participé à l’assassinat de l’empereur Claude et de son fils Britannicus (5).

Locuste essaye le poison sur un esclave. Joseph-Noël Sylvestre. 1850.

La belladone a aussi pu être employée dans le cadre de conflits militaires. En outre, elle était parfois étalée sur des pointes de flèches, et ce au moins depuis l’époque des Celtes (6). On sait par ailleurs qu’elle fut utilisée par les Écossais pour intoxiquer les troupes d’Harold Pied-de-Lièvre, envahisseur anglais du XIe siècle. Alors que les Scots étaient en mauvaise posture, ils parvinrent en effet à négocier une courte trêve, dont l’accord stipulait qu’ils devaient, durant ce temps, approvisionner l’armée anglaise en vivres divers. Or, un lieutenant nommé Banquo eut l’idée d’envoyer aussi des liqueurs aux soldats… en prenant soin de les infuser au préalable de belladone. Ceux qui ne moururent pas directement de la substance, affaiblis et drogués, finirent massacrés par l’armée écossaise, ou prirent la fuite dans le chaos le plus total (7).

Effectuons un petit bon dans le temps pour nous pencher sur un dernier cas célèbre d’empoisonnement au sein duquel la belladone est fortement suspectée : celui de Solomon Northup, survenu en 1841. Celui-ci est le fils d’un esclave noir américain, né libre, devenu violoniste et agriculteur, qui est enlevé par des marchands. En lui faisant miroiter une offre d’emploi de musicien, ils l’emmènent à Washington, puis le droguent et le vendent en tant qu’esclave à un propriétaire de plantation de Louisiane. Or, les historiens de la médecine, en tenant compte des symptômes que décrit Solomon Northup dans ses mémoires et de diverses données, estiment que la substance employée pour l’intoxiquer est encore une fois notre chère belladone, peut-être mélangée à de l’opium (8). L’homme parviendra à retrouver sa liberté en 1853 et tentera vainement de faire condamner ses kidnappeurs.

À travers ces quelques exemples célèbres d’empoisonnement à la « belle dame », nous constatons donc que la plante est nettement inféodée à la mort. Le dernier d’entre eux nous montre cependant l’importance du dosage, qui peut la faire passer de drogue non létale à poison mortel. Relevons que dans certains cas, la belladone peut être ingérée par inadvertance et imprudence. Gaultier de Claubry, toxicologue français, relate ainsi qu’en 1813, cent-cinquante militaires napoléoniens auraient été intoxiqués en consommant des baies cueillies dans un bois près de Dresde, en Prusse, pensant naïvement qu’il s’agissait d’une sorte de cerise (9). Enfin, Giambattista Della Porta, écrivain et passionné de magie de l’époque moderne, décrit un usage fort original de la belladone consistant à en incorporer dans les aliments d’un repas afin de reproduire, pour les convives, le supplice de Tantale ; qui voit la nourriture appétissante devant lui en sachant qu’il ne peut la consommer (10)… De fait, mieux vaut s’abstenir d’un plat que l’on aurait assaisonné de la « cerise du Diable ».

Quoi qu’il en soit, au niveau symbolique, la belladone montre une dimension funéraire et destructrice évidente, que l’on retrouve dans l’art et la littérature. Par exemple, dans les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont, récit halluciné publié vers 1868, la belladone est citée. Rappelons que ce livre reprend les pérégrinations d’un personnage énigmatique et particulièrement sinistre, nihiliste et cruel, nommé Maldoror. Or, le deuxième chant de l’ouvrage commence par ces mots éloquents : « Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant… On ne le sait pas au juste » (11). Ainsi, on apprend par l’intermédiaire de ce passage que Maldoror aurait prononcé le chant avec de la belladone dans la bouche. Il est en l’occurrence allégorique, et prend sens lorsqu’on se penche sur le contenu du dit chant. Pour s’en donner une idée, il n’est pas inutile d’en citer le propos introductif, qui prévient le lecteur qu’il s’apprête à pénétrer dans un « marécage désolé » fait de « pages sombres et pleines de poison ». Le rapport à la belladone s’éclaire déjà. Mais ce n’est pas tout puisqu’un peu plus loin, il est encore question des « émanations mortelles » du livre qui risqueraient d’imbiber l’âme du lecteur comme l’eau le sucre. Dès lors, on comprend que Maldoror est un personnage mortifère, maudit, dont l’association à la plante qui nous concerne n’a absolument rien d’étonnant. En outre, ce premier chant le voit en train de torturer un adolescent, puis de provoquer le trépas d’un enfant et de sa mère… Il prononce également ces mots péremptoires : « Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné ». Est-ce en raison des feuilles de belladone qui, de façon imagée, s’y nichent ?

Le caractère destructeur et fatal de la belladone s’illustre encore dans une nouvelle de Stephen King intitulée La Presseuse. Il y est question d’un engin industriel – une repasseuse-plieuse – qui happe une employée puis en brûle gravement une deuxième par un jet de vapeur. L’inspecteur Hunton, enquêtant sur ces deux affaires, se rend compte que la machine agit bizarrement depuis plusieurs semaines déjà, et est à l’origine d’autres phénomènes étranges. De fil en aiguille, et après que le contremaître s’est fait manger le bras, l’inspecteur et son ami Jackson envisagent la possibilité d’une possession démoniaque… et ce d’autant plus que l’élément déclencheur semble être le saignement d’une certaine Sherry Ouelette sur la machine ; le sang d’une vierge étant un composant classique des rituels occultes. Mais les deux protagonistes ignorent alors que le mal est beaucoup plus profond que cela en raison d’un autre ingrédient ingurgité par la repasseuse-plieuse… Le lecteur l’aura deviné, il s’agit bien entendu de notre belladone. Elle était contenue dans un médicament que prenait la première victime, et qu’elle avait accidentellement laissé tomber peu avant son décès (12). Ainsi, dans cette histoire, la belladone se voit une nouvelle fois reliée à l’idée de mort et de destruction, par l’intermédiaire d’une machine possédée et implacable. Néanmoins, son ingestion provient d’un médicament… et nous amène à un point fort intéressant : celui de son usage thérapeutique.

« The Mangler ». Adaptation de la nouvelle de Stephen King. Tobe Hooper. 1995.

En effet, la belladone est ambivalente en ce sens qu’elle est une pourvoyeuse de mort, certes, mais aussi un ingrédient de la médecine. Tout est évidemment une question de dosage et de modalité d’emploi, mais là n’est pas le sujet central de cet article. L’Atropine, molécule qui doit son nom à la plante qui nous concerne, peut ainsi être utilisée pour lutter contre la bradycardie, ou encore pour parer certaines intoxications. Elle fut pendant longtemps mise à profit pour limiter le tremblement chez les Parkinsoniens, mais son usage le plus connu demeure cependant ophtalmologique : elle permet la dilatation des pupilles, nécessaire à certains examens. Il est possible que cette trouvaille ait été favorisée par la théorie des signatures, répandue au Moyen Âge, qui veut que l’on soigne un organe par un élément qui lui ressemble… Or, la baie noire et luisante de la belladone n’est pas sans évoquer une pupille humaine. La plupart des propriétés médicinales de la plante paraissent avoir été découvertes – ou du moins mises par écrit – à l’époque moderne ou contemporaine. On peut toutefois se demander, comme le fait Jules Michelet, si elles n’étaient pas déjà connues et employées auparavant… mais alors par des catégories de population marginalisées et rejetées en raison de leur rapport supposé avec les forces du Mal : les sorcières, qui à l’origine étaient bien souvent des guérisseuses (13).

Une plante du diable et des sabbats

La belladone, en effet, est la plante des sorcières et du diable par excellence. Sa venimosité n’est évidemment pas innocente dans cet état de fait, mais ses caractéristiques botaniques y ont peut-être aussi participé. Car la belladone est une plante à l’aspect aberrant, et mystérieusement lugubre à bien des égards. J’ai toujours été fasciné par ses grosses baies noires et luisantes, semblables à des pupilles hyperdilatées en train de nous scruter, et où parfois on peut voir se refléter les lueurs du ciel (les lecteurs de mes romans se souviendront de la lune des Disparus de Darlon). Je trouve une beauté mélancolique dans ses clochettes pendantes, à la couleur indéfinissable et barbouillée, d’un mauve sale tirant tantôt vers le verdâtre ou le pourpre. Que dire encore de son aspect général, presque buissonnant, et de ses longs rameaux penchés de tailles irrégulières la faisant ressembler à une curieuse créature informe ? Quoi qu’il en soit, la plante a très vite été perçue comme une alliée des forces maléfiques, et a fortiori du diable, ce dont l’étymologie rend compte avec clarté. Ainsi, son nom anglais est nightshade, « ombre de la nuit », ou mieux encore deadly nightshade en référence à sa toxicité. En France, on lui connaît des appellations évocatrices, telles celles de morelle furieuse (14) ou de cerise du diable (15). Au Moyen Âge, les auteurs l’associent effectivement au Malin, comme la célèbre herboriste Hildegarde de Bingen, qui écrit à son sujet qu’elle a du « froid à l’intérieur d’elle », mais pire encore que « sur la terre et dans les pays où elle pousse, l’inspiration du diable se fait sentir et s’unit à sa puissance » (16). Et la religieuse de mettre en garde les lecteurs : « Il est nocif pour une personne de la manger ou de la boire, car elle agite l’esprit, tout comme si la personne était morte ».

Le rapport à Satan étant établi, on ne s’étonnera pas que la belladone soit reliée à la sorcellerie. De fait, nombreuses sont les figures que l’on peut rapprocher de la sorcière et qui, généralement dans une volonté d’empoisonner, font usage de la « cerise du diable ». Ainsi, dès l’Antiquité, on peut repérer plusieurs enchanteresses qui auraient vraisemblablement employé la belladone. Circé, la célèbre magicienne que rencontre Ulysse à son retour vers Ithaque, était réputée connaître les propriétés des plantes et les appliquer dans ses potions. On a pu avancer que la transformation en porc de l’équipage du héros serait en fait une hallucination liée à la drogue fournie par la sorcière (17)… Les pauvres marins se seraient pris pour des animaux, au point de dévorer les glands qu’on leur jetait, et ce en raison des plantes qu’ils auraient ingérées, dont pourrait faire partie la belladone. On attribue aussi à Hécate, déesse de l’épouvante, d’affiliation lunaire, l’usage de la belladone à des fins de divination (18). Par ailleurs, Christian Elling, dans son livre Shakespeare, an insight into his world and its poetry, fait un rapprochement intéressant quand il écrit que « le nom belladone provient du fait que lesdites gouttes donnent à la femme qui désire plaire les grands yeux, fixes et hypnotiques de Méduse » (19). La gorgone serait-elle une personnification de la belladone, aux grosses pupilles noires capables de pétrifier le mortel qui les croise ? Ou de ses consommatrices, les sorcières aux yeux exorbités par l’atropine, paraissant contempler les fantômes invisibles et l’Enfer d’où ils jaillissent ?

Circé offrant la coupe de poison à Ulysse. John William Waterhouse. 1891.

Néanmoins, l’usage de la « morelle furieuse » par les sorcières est surtout avéré au Moyen Âge, ainsi qu’à l’époque moderne où les exemples sont légion. Il est possible cependant que leur emploi ait été exagéré par les sources, en particulier par les démonologues qui attribuaient aux sorcières des pratiques stéréotypées et caricaturales afin d’accentuer leur accusation. Reste que l’imaginaire se crée rarement à partir du néant, et témoigne donc de faits réels, dont il demeure quelques traces. Ainsi, à en croire les comptes-rendus de procès, la belladone ferait partie des ingrédients les plus utilisés par les supposées sorcières, soit dans le cadre de sortilège, soit dans le cadre de potions et d’onguents (20). C’est le dernier cas qui a le plus fait couler d’encre, car on estime encore aujourd’hui que la belladone, mélangée à d’autres plantes hallucinogènes, pourrait être à l’origine du phénomène des sorcières traversant le ciel sur des balais. En effet, il a été avancé que cette sensation de planer décrite par les accusées serait liée aux effets de la drogue ingérée… ou plutôt introduite dans leur organisme puisque l’onguent pourrait être diffusé par voie vaginale, par le biais d’un manche (21). Dès lors, le balai serait l’instrument de la prise de drogue, et le vol au milieu des étoiles, la conséquence des substances hallucinogènes ou narcotiques comprises dans les plantes de l’onguent (belladone, jusquiame et pavot… entre autres). En outre, ce mode d’absorption évite le passage par les intestins, et donc les troubles d’ordre gastrique. Ce fait a bien sûr stimulé l’imagination des auteurs, de par son incongruité, mais aussi sans doute en raison de sa dimension érotique.

Quoi qu’il en soit, la consommation de belladone par les sorcières est décrite parfois précisément. Elle amplifierait toutes les sensations (22), pouvant potentiellement expliquer cette impression de voler. On lui attribuait la capacité de « faire courir en dansant » (23). De plus, on disait qu’elle disposait de vertus aphrodisiaques, ce que nous aurons l’occasion d’approfondir dans la dernière partie. Au XVIe siècle, à Nantes, sept femmes ayant ingéré de la belladone seraient entrées en transe durant trois heures sans discontinuer (24). Elles furent finalement condamnées à mort, ce qui était le sort habituel des sorcières et des participants aux sabbats. Carl Kiesewetter, un historien passionné de magie et d’occultisme, aurait reproduit un onguent de sorcière comprenant de la belladone à partir d’une recette du XVIIe siècle qu’il essaye sur lui-même. Il décrit alors vingt-quatre heures de délires et d’hallucinations, qui peuvent justifier cette impression de planer. Le malheureux mourra d’ailleurs d’une surdose de jusquiame (25). Il est loin d’être le seul occultiste à s’intéresser à ces vieilles recettes, et certains n’hésitent pas à ajouter aux ingrédients classiques d’autres plus morbides encore. Ainsi, Joseph Bizouard, dans le troisième tome de ses Rapports de l’Homme avec le Démon, évoque le fameux « onguent volant », mais reprend l’idée de certains de ses confrères qu’il pourrait être agrémenté de « chair de petits enfants » ou de « sang de chauve-souris » (26). Notons pour conclure que cette théorie d’un vol des sorcières lié à la drogue est ancienne, et même contemporaine des grands procès de l’époque moderne. En effet, un débat fait alors rage entre les partisans de la « thèse pharmacologique », autour de Jean Uter, et ceux qui la réfutent dont le plus célèbre est le lorrain Nicolas Remy, l’un des plus redoutables allumeurs de bûchers (27).

Cette propriété hallucinatoire de la « cerise du diable » a fait long feu, au point que certains la recherchent encore à l’époque contemporaine. La dangerosité de son ingestion, cependant, n’en fait pas une drogue privilégiée, mais la littérature nous montre que l’usage « récréatif » de la plante n’a pas totalement disparu (28). En outre, l’engouement actuel autour des sorcières a pu amener certaines personnes à vouloir les imiter, en des parodies de sabbats mal préparées. Pourtant, les témoins d’une absorption de belladone évoquent des symptômes très déplaisants, cauchemardesques même, qui, s’ajoutant au risque mortel, devraient inciter chacun à l’éviter rigoureusement. Reste que la belladone est sans nul doute une plante de l’ivresse, et donc une plante que l’on peut qualifier de « dionysiaque ». Il faut dire que les descriptions des orgies du cortège de Bacchus ne sont pas sans rapport avec celles des sabbats fantasmés de l’époque moderne : on y trouve la débauche et l’ébriété, la nudité et la démesure, mais aussi des créatures cornues aux pieds de bouc et des mixtures conduisant à l’extase. On y rencontre également des femmes aux pupilles dilatées, ensorcelantes : les sorcières dans un cas, les ménades dans l’autre, qui toutes deux auraient consommé la tumultueuse belladone (29). D’ailleurs, l’un des noms populaires de la plante est celui de « mandragore baccifère » (30). Le caractère dionysiaque de la belladone prend néanmoins un tour paradoxal quand on sait que l’atropine fut aussi utilisée au début du XXe siècle pour combattre l’alcoolisme, dans le cadre d’une thérapie expérimentale prodiguée par le docteur Charles Barnes Brown (on l’appelait la « Belladonna Cure ») (31). Une fois encore, cependant, la question du dosage est d’une importance primordiale.

Le rapport symbolique qui se tisse entre la belladone et la sorcellerie contemporaine s’observe aussi dans les œuvres de fiction, et notamment dans la célèbre saga Harry Potter ou ladite plante fait partie des ingrédients basiques des cours de potion. En effet, dans le quatrième tome, Harry Potter et la Coupe de Feu, le sorcier reçoit un kit de fabrication contenant de la belladone, dont il commençait justement à manquer : « En plus du Livre standard des sorts, de niveau 4, de Miranda Goshawk, il avait une poignée de nouvelles plumes, une douzaine de rouleaux de parchemin et des recharges pour son kit de fabrication de potions — il manquait d’épine de poisson-lion et d’essence de belladone » (32). Il aurait été bien surprenant que la belladone ne soit pas évoquée dans un univers dédié à la sorcellerie, tant elle y est liguée dans l’imaginaire collectif. Le mot « Belladonna » peut d’ailleurs nous faire songer à un autre protagoniste de la saga, qui pourrait tout à fait être interprété comme une personnification de la plante elle-même : Bellatrix. À l’instar de la « cerise du Diable », elle est sombre et vénéneuse, déjantée et mortifère. Elle est de plus une « Belle Dame », aux grands yeux noirs ; une femme fatale en quelque sorte. Néanmoins, il semblerait que son nom ne provienne pas de la plante, mais plutôt du latin signifiant « belliqueux » ou « guerrier » (ce qui lui va aussi comme un gant). « Bellatrix » est par ailleurs le nom d’une étoile.

Rogue dans son bureau rempli de fioles et d’ingrédients pour potions (dont la belladone, vraisemblablement). Harry Potter et l’Ordre du Phénix. David Yates. 2007.

Quoi qu’il en soit, on remarquera que la belladone est presque systématiquement liée à des personnages féminins : Circé, Hécate, les sorcières du Moyen Âge (les sorciers étaient minoritaires) … Cela n’est bien sûr pas anodin, ainsi que nous allons pouvoir le constater de ce pas.

La belladone et la « Belle Dame »

La belladone, en effet, n’est pas seulement une plante du maléfice ; elle est une plante de la beauté maléfique. C’est une fleur que, de tout temps, on a reliée à la féminité, et à l’idée de séduction mortelle. Une fois encore, d’ailleurs, les noms dont on l’a affublée serviront à nous en convaincre… Belladone viendrait ainsi des mots italiens « bella » et « donna » et signifierait donc littéralement « belle dame ». La première occurrence de cette dénomination est traditionnellement attribuée au botaniste et médecin Mattioli, au XVIe siècle, qui l’emploierait dans un commentaire du De Materia Medica du grec Dioscoride (33). L’expression est ensuite abondamment reprise, au point qu’on le retrouve dans le langage populaire, notamment en France où l’espèce peut être qualifiée de « belle-dame » (34) ou encore de « belle cerise » (35) ; ce qui n’est pas anodin étant donné le symbolisme érotique et charmeur attaché à ce fruit. Un autre nom témoigne de cette idée : celui de « morelle perverse », qui tend à faire de la belladone une incarnation de la beauté fatale et ravageuse ; de la séductrice diabolique conduisant l’homme au Mal. Bien sûr, on sent poindre une certaine misogynie dans cette conception féminine de la belladone, mais qui ne doit pas nous surprendre compte tenu de ce que nous savons de l’histoire de la sorcellerie.

En tout cas, le rapport entre la plante et la séduction ne s’arrête pas là, puisqu’elle est usée comme un cosmétique depuis les temps anciens. En effet, le botaniste anglais John Parkinson explique, dès 1640, que l’on distille de la belladone, ou qu’on a recourt à son jus afin de rendre la peau des femmes plus pâles (36); ce qui était alors un gage de beauté. Quelque vingt ans plus tard, son confrère John Ray reprend l’idée en relevant qu’elle est employée par les dames pour « faire pâlir leur visage taché de rouge sous l’effet du vent froid » (37).

L’usage le plus célèbre de la belladone, cependant, est d’ordre ophtalmologique : elle permet de dilater les pupilles, et donc de donner aux femmes un regard jugé plus attirant. Le phénomène est souvent évoqué à propos des courtisanes italiennes de la Renaissance, mais il semblerait qu’il soit en réalité beaucoup plus ancien que cela. Cléopâtre VII, l’emblématique reine égyptienne, aurait aussi employé l’atropine pour accentuer l’intensité de son regard (38). En fait, l’utilisation de la belladone pour dilater les pupilles n’a pas qu’une vocation esthétique. Au début du XIXe siècle, par exemple, des préparations à base de belladone sont maniées par les médecins allemands Franz Reisinger et Karl Himly afin de permettre des examens des yeux ou des interventions (39). Une fois encore, cependant, le dosage revêt une importance primordiale. Ainsi, bien que cela relève de l’évidence, il n’est absolument pas conseillé d’employer la belladone pour paraître plus attrayant, et des études ont d’ailleurs montré, depuis bien longtemps, qu’un usage trop fréquent engendre ni plus ni moins que l’aveuglement (40).

L’usage de la belladone à des fins de séduction trouve également un écho chez Mattioli, mais de façon encore plus malsaine puisque le médecin italien conseille de l’utiliser pour droguer une dame à son insu. Voilà en effet ce qu’il écrit dans son analyse consacrée à l’œuvre de Dioscoride : « Pour rendre une femme un peu folâtre pensant être la plus belle du monde, il faut lui faire boire une drachme de belladone. Si on la veut faire plus folle, il lui faudra bailler deux drachmes. Mais qui la voudra faire demeurer folle toute sa vie, il lui convient bailler à boire trois drachmes et non plus ; car si on baillait quatre, on la ferait mourir » (41). Cet extrait me parait se passer de commentaire. On notera néanmoins la relation qui est une nouvelle fois nouée entre la plante et la féminité, ainsi qu’entre la plante et la beauté présumée.

Toutefois, le lien qui unit la belladone à la beauté est également d’ordre symbolique, et revêt même une portée magique au sein de certaines cultures. Par exemple, dans les Carpates, on connaît une vieille tradition qui voit les jeunes femmes effectuer des offrandes à la belladone en l’échange de leur attrait. La demoiselle concernée devait pénétrer dans la nature durant un dimanche de carnaval, jusqu’à trouver un pied de belladone (vraisemblablement repéré au préalable). Elle était dans une tenue d’apparat et accompagnée de sa mère, portant avec elle du pain, du sel et de l’eau-de-vie. Arrivée à la plante, elle prélevait une de ses racines et la remplaçait par ces trois éléments. Pour que le charme de la « belle dame » s’effectue, il fallait ensuite qu’elle rentre chez elle avec la racine sur sa tête, sans révéler à quiconque d’où elle venait et ce qu’elle avait perpétré (42).

Pour conclure, nous pouvons relever que « Belladonna » peut parfois être un prénom, qui évidemment se donne exclusivement à des femmes. Il peut arriver que celles-ci présentent une facette érotique marquée, ce qui fait alors écho au caractère sulfureux du végétal que nous venons d’évoquer. Par exemple, le film d’animation japonais intitulé (en français) Belladonna la sorcière, d’Eiichi Yamamoto, reprend de façon libre des éléments du livre « La Sorcière » de Jules Michelet (43). Or, cette œuvre revêt une dimension érotique forte et indéniable, le personnage de Belladonna étant fréquemment montré nu et dans des scènes où la sensualité occupe une place prépondérante. Elle incarne la figure de la sorcière séductrice, telle que souvent caricaturée, et porte donc un prénom tout à fait cohérent au vu de ce que nous savons de la « cerise du diable ». On relèvera d’ailleurs que Bellatrix en est un autre exemple de choix. Dans certains cas, cependant, le prénom Belladonna est attribué par pur hasard, ou alors pour des considérations d’ordre linguistique. Ainsi, bien que très rarement évoquée et ne jouant pas de rôle majeur dans les œuvres littéraires de J.R.R. Tolkien, la mère de Bilbo Sacquet porte le nom de Belladonna Touc (44). Cela illustre l’habitude des hobbits d’octroyer des noms de végétaux aux filles, mais participe aussi à une sorte de jeu de mots en boucle puisque les deux sœurs de Belladonna se nomment Donnamira et Mirabella.

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À travers ce petit tour d’horizon des éléments culturels enveloppant la belladone, on constate que celle-ci est clairement d’obédience féminine, ce qui s’exprime par la figure de la sorcière et celle de la beauté fatale, séductrice dangereuse et diabolique. Le symbolisme qui entoure la plante témoigne d’une vision archaïque et négative de la féminité, vénéneuse, reliée au péché originel d’Eve et à la caricature de l’enchanteresse maléfique. Reste que cette légendaire solanacée est plus généralement associée à la magie et aux atmosphères lugubres. Elle est l’une des plus fascinantes hôtes de nos forêts, du moins l’une de celles que je préfère. La science aura beau décortiquer ses propriétés et ses substances, sa toxicité et ses procédés chimiques, sa morphologie et ses exigences écologiques, il demeurera toujours en elle quelque chose d’insondable ; un abîme aux ombres se contorsionnant, des mondes troublés et obscurs que l’esprit humain ne peut que deviner dans le reflet de ses grosses baies noires au clair de lune, ou dans l’indéfinissable et mélancolique couleur de ses calices florifères.

Pablo Behague. « Sous le feuillage des âges. Octobre 2024

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(1) Théophraste, IVe-IIIe s. av. J.-C., Historia plantarum – Recherche sur les plantes.
(2) Carl von Linné, 1770, Systema Naturae, XIIIe.
(3) Hésiode, VIIIe s. av. J.-C., Théogonie.
(4) John A. Timbrell, 2005, The poison paradox : chemicals as friends and foes; Margaret F. Roberts et Michael Wink, 1998, Alkaloids: Biochemistry, Ecology, and Medicinal Applications.
(5) Suétone, IIe s., Vie des douze césars.
(6) Karsten Fatur, 2020, “Hexing Herbs” in Ethnobotanical Perspective: A Historical Review of the Uses of Anticholinergic Solanaceae Plants in Europe; A. Mayor, 2015, Chemical and biological warfare in antiquity.
(7) R. Groombridge, 1839, The Naturalist: Illustrative of the Animal, Vegetable, and Mineral Kingdoms.
(8) Judith Bloom Fradin et Dennis Brindell Fradin, 2012, Stolen into Slavery: The True Story of Solomon Northup, Free Black Man.
(9) Collectif, 1820, Dictionnaire des sciences médicales, vol. 43; 1857, Dictionnaire universel des connaissances humaines, vol. 3.
(10) Giambattista Della Porta, 1593, De refractione optices.
(11) Comte de Lautréamont, 1868, Les Chants de Maldoror.
(12) Stephen King, 1972, The Mangler (La Presseuse).
(13) Jules Michelet, 1862, La Sorcière.
(14) Jean-Claude Rameau, Dominique Mansion, et Gérard Dumé, 1989, Flore forestière française : guide écologique illustré. T.1 : Plaines et collines.
(15) « La Belle Empoisonneuse », La Hulotte, no 33‑34 (2015).
(16) Hildegarde de Bingen, XIIe s., Physica – Liber simplicis medicine.
(17) Priscila Frey, 2021, Plantes de Sorcière : Histoire d’hier et d’aujourd’hui.
(18) Frey, 2021, op. cit.
(19) Christian Elling, 1959, Shakespeare. Indsyn i hans verden og den poesi.
(20) Loïc Girre, 1997, Traditions et propriétés des plantes médicinales : Histoire de la pharmacopée; Albert Hofmann et Richard Evans Schultes, 2005, Les plantes des dieux : Les plantes hallucinogènes. Botanique et ethnologie; Jean-Marie Pelt, 1983, Drogues et plantes magiques.
(21) Carlo Ginzburg, 1989, Ecstasies: Deciphering the Witches’ Sabbath; Fatur, 2020, “Hexing Herbs” in Ethnobotanical Perspective: A Historical Review of the Uses of Anticholinergic Solanaceae Plants in Europe, op. cit.; Pierre Delaveau, 1982, Histoire et renouveau des plantes médicinales.
(22) Michèle Bilimoff, 2005, Enquête sur les plantes magiques.
(23) Emile Gilbert, 2016, Les plantes magiques et la sorcellerie : Suivi d’une étude synoptique et succincte sur les philtres et les boissons enchantées ayant pour base les plantes pharmaceutiques.
(24) Séverine Breuvart, 2019, Belladone et les sorcières ou histoire d’une beauté fatale.
(25) Bert-Marco Schuldes, 2014, Psychotropicon zum Bilsenkraut und dem Tod Kiesewetters.
(26) Joseph Bizouard, 1863, Des rapports de l’Homme avec le Démon – T3.
(27) Frey, 2021, Plantes de Sorcière : Histoire d’hier et d’aujourd’hui, op. cit.
(28) Karsten Fatur, 2020, Common anticholinergic solanaceaous plants of temperate Europe – A review of intoxications from the literature (1966–2018); Karsten Fatur, 2021, Peculiar plants and fantastic fungi: An ethnobotanical study of the use of hallucinogenic plants and mushrooms in Slovenia.
(29) Breuvart, 2019, Belladone et les sorcières ou histoire d’une beauté fatale, op. cit.
(30) Rameau, Mansion, et Dumé, 1989, Flore forestière française : guide écologique illustré. T.1 : Plaines et collines., op. cit.
(31) Howard Markel, 2010, An Alcoholic’s Savior: God, Belladonna or Both ?
(32) J.K. Rowling, 2000, Harry Potter and the Goblet of Fire.
(33) Petri Andreae Matthioli, 1565, Commentarii in sex libros Pedacii Dioscoridis Anazarbei De medica materia.
(34) Rameau, Mansion, et Dumé, 1989, Flore forestière française : guide écologique illustré. T.1 : Plaines et collines., op. cit.
(35) La Hulotte, (2015).
(36) John Parkinson, 1640, Theatrum Botanicum: The Theater of Plants : Or, An Herball of Large Extent.
(37) John Ray, 1660, Catalogus plantarum circa Cantabrigiam nascentium.
(38) S.A. Aldossary, 2022, Review on Pharmacology of Atropine, Clinical Use and Toxicity.
(39) M.L. Sears, 2012, Pharmacology of the Eye.
(40) George Bacon Wood, 1867, A Treatise on Therapeutics, and Pharmacology or Materia Medica.
(41) Matthioli, 1565, Commentarii in sex libros Pedacii Dioscoridis Anazarbei De medica materia, op. cit.
(42) Gustav Schenk, 1956, Das Buch der Gifte; Oskar von Hovorka et Adolf Kronfeld, 1908, Vergleichende Volksmedizin Zweiter Band. Eine Darstellung volksmedizinische Sitten und Gebräuche, Anschauungen und Heilfaktoren des Aberglaubens und der Zaubermedizin.
(43) Eiichi Yamamoto, 1973, Belladonna la sorcière (film d’animation).
(44) J.R.R. Tolkien, 1937, The Hobbit.

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Le cerf : un animal psychopompe

Discret la plupart du temps, le cerf devient en septembre l’hôte le plus bruyant et le plus tapageur des forêts. Son brame résonne alors à la tombée de la nuit ou à l’aube, parfois en journée, faisant tressaillir les quelques humains qui erreraient dans les parages. Il se trouve quelque chose de profondément mystérieux, presque de surnaturel, dans ce cri rauque et intense, qui tel le tonnerre au cœur des ténèbres parait émerger des entrailles mêmes de la terre. Avec un peu d’imagination, on pourrait tout à fait le croire sorti d’une dimension parallèle, d’un pays inconnu et inexploré… en bref, de l’Autre Monde cher à la mythologie celtique. Cela étant dit, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce « roi des forêts » ait été considéré, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, comme un symbole de passage entre la vie et la mort, et plus généralement entre la réalité et l’irréel. On parle alors d’un animal « psychopompe », c’est-à-dire qui permet le transfert entre les mondes, le voyage des âmes depuis la Terre vers l’Au-delà. C’est précisément cet aspect du cerf que nous allons essayer d’éclaircir, par le biais de pérégrinations qui nous feront partir de l’Irlande celtique et nous mèneront jusqu’à Poudlard.

Deux cerfs dans un bestiaire anglais. Vers 1220-1230.

La poursuite du cerf vers l’Autre Monde : un motif classique.

Il nous faut tout d’abord aborder un schéma narratif extrêmement répandu, qui voit un personnage se lancer à la poursuite d’un cerf qui, plus ou moins subtilement, le conduira à s’égarer jusqu’à atteindre un autre monde. Très souvent, cette rencontre a lieu au cours d’une chasse, durant laquelle le héros se sépare de ses compagnons sans s’en apercevoir. Ce motif s’observe à plusieurs reprises dans la mythologie celtique, aussi bien irlandaise que galloise.

En ce qui concerne la première, nous pouvons nous pencher sur l’histoire d’Oisin, fils du célèbre Finn. Celui-ci chasse en compagnie de son père, poursuivant des cerfs, quand il distingue, au milieu de la forêt, une jeune femme d’une beauté surnaturelle, montant un cheval d’une blancheur éclatante. La dame en question s’avère issue d’un royaume lointain nommé la « Terre de Jeunesse » et, éprise d’Oisin, elle l’invite à l’y rejoindre. Après des adieux émouvants à son peuple, notre héros part donc avec la ravissante inconnue, sur son coursier. Or, au cours de leurs voyages, plusieurs indices sont égrainés dans le manuscrit pour indiquer au lecteur un passage progressif vers le sidh, c’est-à-dire vers le pays des Tuatha-de-Danann, qui sont les dieux celtiques. Par exemple, ils voient « une jeune fille au sommet d’une vague sur un destrier brun, tenant une pomme d’or dans la main droite ». Or, la pomme est un marqueur de paradis, ce dont on sera convaincu en songeant au jardin d’Eden ou à la dernière demeure du roi Arthur, l’île d’Avallon. Mais surtout, et c’est précisément ce détail qui nous intéresse, ils aperçoivent une « biche sans cornes sauter agilement tandis qu’un chien blanc aboie derrière elle »[i]. Ainsi, l’animal mène symboliquement Oisin vers l’Autre Monde, et ce à deux reprises : d’abord en le conduisant à Niamh, ensuite en l’accompagnant vers la « Terre de Jeunesse ». Après quelques années, cependant, les paysages d’Irlande finissent par manquer à Oisin, qui décide de s’en aller en dépit des avertissements de son épouse. De retour dans son pays natal, il ne reconnait rien. Trois-cents ans se sont en fait écoulés, et lorsqu’il en prend conscience, le malheureux mortel tombe de son cheval, raide mort.

Dans la mythologie galloise également, c’est la chasse d’un cerf qui va conduire Pwyll, seigneur du royaume de Dyfell, à entrer en contact avec l’Autre Monde. Alors qu’il parcourt les bois, il entend des chiens qui ne lui appartiennent pas aboyer dans les parages. S’approchant, il découvre un cerf dans une clairière, qu’une meute mystérieuse, composée d’animaux blancs aux oreilles rouges, est en train d’attaquer. Pwyll les fait fuir et lance ses propres molosses sur la proie, jusqu’à ce qu’il aperçoive un cavalier venir à sa rencontre. Celui-ci est un dénommé Arawn qui, comme pouvait le laisser deviner la couleur de ses chiens, est issu de l’Autre Monde. Il reproche à Pwyll de ne pas avoir respecté les règles de la chasse en lui volant le cerf qu’il poursuivait. Par conséquent, afin de laver cet affront, il lui propose un pacte : tous deux devront échanger leurs places pendant un an. De plus, Pwyll devra affronter un certain Havgan, ennemi d’Arawn. Dans ce mythe, issu de la première branche du Mabinogion, Pwyll est donc conduit vers l’Autre Monde par la poursuite d’un cerf, qui lui fait rencontrer un être surnaturel qui lui en ouvre la porte[ii].

Cette rencontre d’un chevalier merveilleux par l’intermédiaire d’une chasse au cerf se retrouve dans le Lai de Tyolet, poème anonyme du Moyen Âge s’intégrant dans le cadre des légendes arthuriennes[iii]. Il met en scène un jeune homme vivant avec sa mère veuve dans la forêt, et à qui une fée a donné à la naissance la capacité d’attirer les animaux en sifflant. Mais un jour, il aperçoit un cerf qui ne s’approche pas et qu’il décide par conséquent de suivre. Celui-ci le mène à un deuxième cerf, puis traverse une rivière. Tyolet s’en désintéresse alors et tue le nouveau venu. Toutefois, quand il relève la tête, il se rend compte avec stupeur que le premier cerf s’est transformé en un chevalier, qui l’observe de l’autre côté de la rive. N’ayant jamais vu un tel individu, il lui pose une multitude de questions, jusqu’à ce que son interlocuteur lui ordonne de retourner chez lui afin d’enfiler l’armure de son père. Après cela, Tyolet se rendra à la cour d’Arthur où il vivra de nouvelles péripéties jusqu’à son mariage avec une princesse mystérieuse. Ainsi, c’est une fois de plus la piste du cerf qui mène notre héros au surnaturel, en l’occurrence à un chevalier métamorphe, incarnation de l’Autre Monde et de la magie.

L’imaginaire chrétien n’est pas en reste à ce sujet, et il nous offre même une figure psychopompe tout à fait singulière : celle du cerf crucifère, allégorie du Christ et de la lumière divine éclairant l’homme. Cette créature énigmatique se retrouve autant dans les Vies légendaires des saints Hubert et Eustache que dans un conte relatif à un roi écossais nommé David. Le premier, Hubert, était un seigneur passionné par la chasse au point d’en oublier ses obligations morales. Son péché est tel qu’il va jusqu’à pratiquer son activité favorite un Vendredi saint (c’est-à-dire à la date commémorant la mort de Jésus). Or, c’est précisément au cours de cette journée qu’il fait la rencontre d’un cerf qui lui apparait d’emblée comme extraordinaire : il est tout blanc et porte une croix scintillante entre ses bois. Hubert commence pourtant par traquer l’animal, mais s’interrompt brusquement quand une voix s’élève depuis le néant et s’adresse à lui en ces termes : « Jusqu’à quand poursuivras-tu les bêtes dans les forêts ? Jusqu’à quand cette vaine passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? ». Le seigneur finit par se prosterner et par suivre les conseils qu’on lui prodigue, se convertissant et dédiant sa vie à l’Église[iv]. Le motif est peu ou prou le même dans l’histoire de saint Eustache. Alors général romain, celui-ci poursuit une harde de cerfs quand il s’aperçoit que l’un d’eux est nettement plus beau et plus grand que les autres. Il décide de le prendre en chasse jusqu’à ce qu’il le rattrape et distingue un crucifix entre ses cors. L’animal s’adresse alors à Eustache et affirme être venu pour le sauver, en le menant vers le Dieu unique[v]. Enfin, pour ce qui est de David, roi écossais, celui-ci est déjà chrétien en 1128 lorsqu’il croise le chemin du cerf christique. Celui-ci l’attaque et l’oblige à se défendre en lui agrippant les bois. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il distingue la croix, qui l’incitera ensuite à fonder l’abbaye d’Halyrood (dont l’étymologie provient de « sainte croix », en scots)[vi].

Dans les trois cas que nous venons d’aborder, le cerf mène donc les personnages vers l’au-delà, les sphères immatérielles de l’existence, en l’occurrence en les conduisant à Dieu. Il les incite à délaisser les futilités humaines pour rejoindre quelque chose de plus grand et de plus spirituel, un « autre monde » en somme. L’allégorie christique que représente le cerf ne doit rien au hasard. Rappelons en effet que cet animal a la particularité de perdre ses bois tous les ans… mais aussi de les voir repousser. À cet égard, il est l’image du cycle de la mort et de la résurrection, qui nous ramène bien sûr à Jésus. Ainsi, le cerf, à l’instar d’Hermès dans la mythologie grecque, est le messager et passeur entre le monde des vivants et celui des morts ; entre la réalité matérielle et la dimension mystique.

La figure légendaire du cerf blanc.

Nous avons pu constater que, dans la plupart des épisodes narrés ci-dessus, les cerfs psychopompes se distinguent plus ou moins subtilement de leurs congénères par des caractéristiques physiques ou comportementales : ils peuvent être plus grands, plus agiles, plus beaux, plus rapides, se transformer en chevaliers ou encore porter un crucifix éclatant entre leurs bois… Mais le critère le plus répandu et le plus sûr qui nous permette de suspecter un cerf passeur de mondes est celui de sa couleur. Dans bien des cas, en effet, la créature en question est blanche, soit entièrement soit en partie. Au sein de la mythologie celtique, cette singularité est propre à tous les animaux venus de l’Autre Monde, et elle s’accompagne parfois de portions rouges, comme les yeux ou les oreilles (souvenons-nous par exemple des chiens d’Arawn). Le Moyen Âge poursuit cependant cette tradition en se concentrant davantage sur le cerf que sur les autres mammifères.

Ainsi, on retrouve la mention d’un cerf blanc dans le Lancelot-Graal, ce cycle de romans en rapport avec les chevaliers de la Table ronde et la quête du calice légendaire. Or, cette créature mystérieuse se fond une nouvelle fois avec la figure du Christ, intimement liée au Graal puisque l’on croit alors qu’il s’agit du récipient utilisé au cours de la Cène. C’est tout d’abord Lancelot, le chevalier-pécheur, qui aperçoit l’animal. Il porte une chaîne d’or autour du cou et est entouré de six lions, « qui le gardaient aussi précieusement que la mère son enfant ». L’amant de Guenièvre rencontre le même cortège un peu plus tard, cette fois en compagnie du magicien Mordred, et tous deux tentent de le suivre avant d’être interrompus par deux chevaliers qui les jettent à terre. C’est finalement Galahad, le chevalier au cœur pur, escorté de Perceval et de Bohort, qui parviendra à l’accompagner jusqu’à un ermitage où un vieillard est en train de dire une messe. Survient alors un phénomène qui prouve de façon indubitable le caractère surnaturel du cerf blanc, et son rapport avec l’Autre Monde : « Le Cerf en effet leur sembla devenir un homme et, sur l’autel, il prenait place dans un siège magnifique ». Les quatre fauves se transforment ensuite en quatre créatures ailées représentant les évangélistes – l’humain, le lion, le bœuf et l’aigle – et s’en vont en portant l’individu assis. C’est finalement une voix jaillie de l’au-delà qui révèle la véritable nature dudit individu : « C’est ainsi, dit-elle, que le Fils de Dieu descendit en la Vierge Marie, sans qu’elle en perdît sa virginité »[vii]. Le cerf blanc est donc le Christ. L’animal conduit symboliquement à Dieu, aussi bien pour Hubert, Eustache et le roi David que pour Galahad et ses compagnons.

Lancelot et Mordred croisant le cerf blanc escorté par des lions. XIIIe siècle.

Néanmoins, cet étrange mammifère n’est pas toujours auréolé de sainteté biblique. Dans le Lai de Graelent, par exemple, texte médiéval écrit par Marie de France, la biche blanche ne mène pas le chevalier à Dieu, mais à une belle femme nue, se baignant dans une fontaine en compagnie de deux servantes. Graelent, qui vient de repousser les avances de la reine, est pris de passion pour l’intéressée, à qui il dérobe les vêtements qu’elle avait suspendus à un arbre. S’en suit une scène de viol, conduisant de façon incompréhensible à une relation amoureuse consentie. Mais on apprend un peu plus tard que la dame n’est pas tout à fait humaine, puisqu’elle propose à Graelent de lui apparaitre où il le voudra et quand il le voudra. En réalité, elle s’apparente davantage à une fée, ce que la poursuite du cerf blanc pouvait aisément nous laisser supposer. Elle finit d’ailleurs par emmener Graelent dans l’Autre Monde, d’où il ne reviendra plus[viii].

Il est intéressant de constater que la figure du cerf blanc traverse les siècles, et se retrouve dans des œuvres contemporaines qui nous sont familières. Souvent, elle apparait aux protagonistes dans le cadre d’une chasse, ce qui souligne la persistance d’un même motif depuis l’Antiquité celtique jusqu’à nos jours. Toutefois, ceux qui ont la chance de croiser sa route ne sont pas forcément des chasseurs invétérés, mais plutôt des êtres singuliers, doux, dont le tempérament contraste justement avec le bruit et la fureur de la battue. Par exemple, dans House of the Dragon, qui est une série se penchant sur le règne des Targaryen plus de 150 ans avant la naissance de la célèbre Daenerys de Games of Thrones, il est question d’une partie de chasse organisée par le roi Viserys[ix]. Or, celle-ci est liée à la rumeur qu’un cerf blanc se trouve dans les forêts d’alentour. On considère alors que le mammifère pourra servir à départager les héritiers qui se disputent le trône futur, à savoir Rhanyra et son demi-frère Aegon. Néanmoins, quand la première rencontre finalement le mythique animal, elle refuse tout bonnement de lui faire du mal. Ils s’observent longuement, et cette seule interaction la convainc qu’elle est bel et bien l’héritière légitime. Ici, le cerf joue donc son rôle de « roi de la forêt » ; il choisit le monarque à venir. Cependant, il revêt aussi un caractère surnaturel évident, ce que la mise en scène souligne de diverses manières. La jeune fille est en effet isolée avec Sir Criston au moment de la rencontre, alors qu’une foule importante participe pourtant à la chasse. De plus, la scène est calme et silencieuse, et contraste ainsi avec celles qui précèdent et qui suivent, où le vacarme des chiens, des cris et des cors résonne de toute part. Enfin, elle a lieu dans une zone ouverte, au décor lumineux, qui se distingue de la sombre forêt où chevauchent les hommes[x].

La rencontre du cerf blanc dans House of the Dragon. Saison 1, épisode 3. 2022.

Le motif de la chasse au cerf blanc se retrouve aussi dans Les Chroniques de Narnia, mais cette fois l’animal joue un rôle inverse de celui qu’on lui connait d’habitude. Tandis que la créature escorte généralement les humains vers le monde merveilleux, c’est au contraire elle qui amène ici les enfants à quitter le royaume parallèle pour qu’ils rejoignent leur chambre. À la fin du premier tome, en effet, alors que Peter, Susan, Edmund et Lucy sont devenus des rois et des reines de Narnia, ils apprennent l’existence de rumeurs au sujet d’un cerf blanc qui errerait dans les forêts du pays ; un cerf blanc capable d’accomplir les souhaits de celui ou celle qui saurait l’attraper. Ils partent ainsi en chasse et finissent par repérer sa trace. Mais le cerf blanc ne se laisse pas capturer si facilement et les conduit à s’enfoncer dans les fourrés épais… jusqu’à un réverbère. Là, ils regagnent les souvenirs de leurs vies antérieures et se retrouvent malgré eux dans la garde-robe qui les avait jadis menés à Narnia[xi]. Dès lors, le cerf joue une fois encore le rôle de passeur entre les mondes… mais dans un sens qui n’est pas habituel puisqu’il dissipe en l’occurrence la magie pour raccompagner les enfants dans la société moderne.

Dans le jeu vidéo The Elder Scrolls V : Skyrim, une quête consiste aussi à chasser un cerf blanc, et ce afin de pouvoir communiquer avec une créature spectrale et surnaturelle nommée Hircine. Celle-ci a provoqué la malédiction d’un certain Sinding, l’amenant à devenir un loup-garou incapable de se contrôler qui a déchiqueté une fillette et a été conduit en prison. L’origine de ce sort est le vol d’un anneau, que le joueur doit donc rendre à Hircine pour qu’il libère Sinding. Toutefois, il n’existe qu’un seul moyen d’entrer en contact avec lui : il faut pour cela trouver et tuer le mythique cerf blanc. Ainsi, le cervidé est encore une fois un intermédiaire entre les mondes, une passerelle entre la réalité et la dimension spectrale qu’habite Hircine ; qui se présente d’ailleurs sous la forme d’un cerf fantomatique[xii].

Relevons pour conclure ce chapitre que le cerf blanc est dans la fiction un animal fantastique, féérique, à l’instar de la licorne dont il est du reste très proche symboliquement. Néanmoins, contrairement à cette dernière, il dispose d’une existence véritable attestée par la science. En effet, nos forêts sont bel et bien peuplées de cerfs blancs, qui sont en fait des cerfs touchés par le leucisme ; cette pathologie entrainant la pâleur de différentes parties du corps, dont la peau et les poils. Il va de soi que ces individus sont exceptionnels, et qu’ils deviennent souvent célèbres dans la région qui les abrite. L’île d’Arran, en Écosse, aurait par exemple accueilli un cerf blanc dans les années 1960, et la légende veut qu’on en ait aperçu d’autres depuis. Quoi qu’il en soit, l’animal est désormais la mascotte de l’île et de la marque de whisky qu’on y produit.

Le cerf entre la vie et la mort.

Dans le val Camonica, en Lombardie, se trouve l’un des plus vastes ensembles de pétroglyphes du monde. Or, l’étude des figures découvertes montre que le cerf occupait, déjà à la préhistoire, une place privilégiée dans l’imaginaire des hommes. L’animal est dépeint en train d’être chassé, certes, mais aussi sous la forme de créatures anthropomorphes dotées de bois, qui pourraient correspondre à des divinités[xiii]. Cette forte représentation du cerf dans l’art rupestre est commune à la plupart des grands sites connus, et on peut dès lors s’interroger sur le rôle symbolique que jouait cet animal. Il n’est pas impossible qu’il occupât déjà une fonction psychopompe, en permettant le passage des âmes trépassées vers les sphères divines.

Un cerf daté de la préhistoire sur les roches du val Camonica

Si pénétrer les esprits en des temps aussi reculés, et en possession de sources aussi restreintes, relève de l’utopie, on peut en revanche affirmer que le cerf de l’époque celtique tissait avec le monde des morts un rapport singulier. En outre, celui qui est devenu notre « roi des forêts » était mis en rapport avec le concept d’éternité, comme si les notions de vie et de trépas n’interféraient pas avec l’existence de cet être pur et enchanté, qui enjambait la frontière connectant les deux états. À ce propos, il n’est pas inutile de nous pencher sur un cerf particulier issu du conte irlandais de Culhwch et Olwen.

Cette histoire met en scène un jeune homme du nom de Culhwch qui, en raison d’une malédiction de sa belle-mère, est tombé amoureux d’une certaine Olwen, seule femme qu’il peut marier, mais qui, pour son plus grand malheur, est la fille du terrible géant Yspaddaden. Le monstrueux beau-père conditionne en effet la main de sa protégée à une succession d’épreuves, en apparence impossibles, dont certaines ne peuvent être réalisées qu’avec l’appui d’un être surnaturel nommé Mabon, « fils divin ». Mais il se trouve que Mabon a été enlevé dès l’âge de trois ans par sa mère et que nul ne sait où il est. Culhwch se fait alors aider par un certain Gwrhyr, qui a la particularité de pouvoir parler aux animaux et qui se met à enquêter auprès des habitants de la forêt. Or, l’un d’eux est le cerf de Redynvre, qui explique à Gwrhyr que quand il est arrivé à cet endroit, il n’y avait aucun arbre à l’exception d’un jeune chêne, qui depuis a grandi jusqu’à devenir un « chêne à cent branches », puis a péri pour n’être plus qu’une souche desséchée[xiv]… Il va de soi que la mention de l’arbre par le cervidé vise à souligner l’immense laps de temps qui s’est écoulé, d’autant plus qu’il est question du cycle de vie d’un chêne, réputé pour sa longévité. Ainsi, le cerf symbolise la vieillesse surnaturelle, l’éternité par-delà la mort… Il ne trépasse pas et enjambe la frontière qui sépare le monde des vivants au monde merveilleux.

Ce caractère immortel témoigne bien sûr d’une essence magique. De fait, il se retrouve chez le plus célèbre des magiciens du Moyen Âge, et peut-être même de tous les temps : Merlin. En effet, en ce en dépit du fait qu’il existe un « tombeau de Merlin » en forêt de Brocéliande, le sage protecteur de la Table ronde ne meurt généralement pas dans les récits que nous connaissons à son sujet. Mieux encore, sa vieillesse extraordinaire et sa longévité fantastique sont fréquemment soulignées dans les manuscrits. Né de la magie, il est un être surnaturel et donc présumé impérissable. En outre, l’arbre favori du magicien, celui sous lequel il divulgue ses prophéties, est le pommier, arbre de l’Autre Monde, mais aussi de l’éternité qui en découle. Dans la version la plus répandue, celle du Lancelot-Graal, Merlin finit par se faire emprisonner par la fée Viviane, au sein d’un lieu énigmatique où il devra subsister jusqu’à la nuit des temps. En revanche, jamais il n’est question de trépas au sens où nous l’entendons. Mais que vient faire le cerf là-dedans ? Eh bien, Merlin montre avec l’animal qui nous intéresse un rapport particulier. Non seulement il est capable de communiquer avec lui (comme avec les autres animaux de la forêt), mais il lui arrive également de se métamorphoser en cerf à l’occasion. Par exemple, dans le Lancelot-Graal, série d’œuvres anonymes datées du XIIIe siècle que l’on appelle aussi le « Cycle de la Vulgate », l’ensorceleur se retrouve sous la forme d’un cerf dans les forêts de Rome, puis jusque dans le palais de Jules César qu’il aide dans l’interprétation de ses rêves[xv]. Ainsi, à travers Merlin, le cerf montre une fois encore une relation étrange avec le fleuve de la mort, qu’il enjambe sans même être mouillé. Il traverse les âges au-dessus des âmes mortelles, tel un symbole d’éternité que nul ne peut atteindre.

Merlin, changé en cerf, discute avec l’Empereur. Manuscrit de la « Suite-Vulgate ». 1286.

Toutefois, si le cerf merveilleux symbolise l’immortalité, il n’en joue pas moins toujours son rôle de passeur d’âme vers l’au-delà. Ainsi, s’il franchit effectivement ce fameux fleuve entre la vie et la mort, il le fait souvent avec quelqu’un sur son dos. De fait, les cerfs sont fréquemment mentionnés en des lieux qui constituent une interface, ou un sas d’entrée vers l’Autre Monde. Dans la mythologie germano-scandinave, par exemple, existe un cerf nommé Eikthyrnir, qui selon l’Edda en prose de Storri Sturluson « se tient près du hall du père et mord les branches de Læradr »[xvi]. Or, ce fameux « hall du père » n’est autre que le Valhalla, c’est-à-dire le palais où Odin accueille les guerriers tombés au combat, qui sont invités à y festoyer et à s’y entrainer en attendant le Ragnarök. Dès lors, Eikthyrnir incarne à merveille la dimension psychopompe du cerf, qui ici reçoit les hommes dans le monde des dieux après leur trépas.

Dans bien des cas, il est aussi question d’un dieu-cerf psychopompe, œuvrant à la bonne tenue du passage des âmes vers le royaume des morts. Quand on songe à une telle entité, l’image de Cernunnos nous vient naturellement à l’esprit. Cette divinité gauloise ornée de cors sur la tête serait en effet liée à l’idée de cycle, et donc de voyage entre la vie et la mort ; ce que la perte et la repousse des bois peuvent laisser suggérer. Néanmoins, la pauvreté des sources dont nous disposons sur cette figure nous oblige à demeurer au stade des conjectures. L’iconographie nous offre pourtant quelques indices fort intéressants qui vont dans ce sens, comme le fait que le dieu soit tantôt représenté jeune et imberbe, tantôt en vieillard barbu, comme si son existence était un éternel recommencement. Quoi qu’il en soit, la fiction contemporaine n’a pas hésité à faire de Cernunnos un être psychopompe, favorisant le passage des vivants vers les sphères post-mortem. Par exemple, dans la série Zone Blanche, il est responsable de plusieurs meurtres visant à préserver la forêt dans laquelle il réside, mais il est aussi le gardien de la frontière menant à l’au-delà, choisissant ceux qui doivent ou non la franchir. Le début de la saison 2 le voit ainsi prendre soin du personnage principal de Laurène Weiss, et même la ressusciter en l’enfouissant sous la terre après qu’elle fut tuée par balle[xvii]. Dès lors, Cernunnos occupe l’interface entre les deux états, et joue avec ces derniers en passant les âmes d’un côté ou de l’autre selon son bon vouloir.

Représentation de Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup. Ier siècle av. J.-C.

La scène du dieu aux bois prenant soin du héros dans un sanctuaire au cœur de la nature n’est pas sans évoquer une autre œuvre contemporaine bien connue : le film d’animation Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki[xviii]. En effet, dans celui-ci, il est question d’une forêt menacée par l’économie humaine, engendrant un conflit au sein duquel prennent place l’action des personnages principaux que sont Ashitaka et San (la « Princesse Mononoké »). La forêt s’incarne dans un « Esprit », mystérieuse entité auréolée d’un caractère mythique et divin, qui prend la forme d’un grand cerf paisible au visage anthropomorphe. Or, le film comprend une scène durant laquelle Ashitika est sur le point de mourir à la suite d’une blessure par balle contractée dans un combat survenu dans le village des forges. Il est alors conduit dans le sanctuaire de la forêt par San, puis déposé dans l’herbe où il reçoit la visite de l’Esprit, qui le raccompagne dans le monde des vivants. Tout est mis en scène afin de montrer le pouvoir dont dispose le cerf d’octroyer la vie… ou au contraire de la reprendre. Ainsi, lorsqu’il s’approche, chacun de ses pas fait fleurir la végétation à l’endroit qu’il a foulé. À l’inverse, juste avant de guérir Ashitika, l’Esprit amène une plante à se flétrir par son seul regard. Dès lors, cet être énigmatique représente à merveille la dimension psychopompe du cerf, capable de dispenser aussi bien la vie que la mort ; l’abondance fertile et la décrépitude aride. Il incarne la force cosmique par excellence, décidant de la subsistance ou au contraire du déclin de chacun d’entre nous. L’Esprit accompagne les âmes dans cette zone trouble qui sépare la présence et l’absence, la vie et la mort ; il leur sert de guide. S’il permet à Ashitika de retourner sur la rive de l’existence, il abrège à l’inverse les souffrances d’un sanglier maudit en le conduisant vers le trépas. Notons enfin un détail intéressant : l’Esprit de la forêt est capable de marcher sur l’eau… ainsi que le faisait Jésus[xix], qui peut justement se manifester par la figure du cerf, ainsi que nous l’avons montré.

L’esprit de la forêt dans « Princesse Mononoké ». 1997.

Concluons ce petit tour d’horizon des cerfs psychopompes en abordant une œuvre célébrissime : la saga Harry Potter. En effet, celle-ci est marquée par deux rencontres majeures du cerf, qui à chaque fois sont en cohérence avec l’idée d’un animal charnière, connectant le réel et le surnaturel, gardant la frontière entre la vie et la mort. Tout d’abord, Harry et ses amis aperçoivent un grand cerf blanc dans le troisième tome, consacré au « Prisonnier d’Azkaban »[xx]. Il apparait miraculeusement dans la forêt interdite et permet ainsi de mettre en fuite les détraqueurs qui étaient en train d’aspirer leurs âmes. Dès lors, le cerf se manifeste comme un protecteur de la vie. Mais mieux encore, Harry imagine dans un premier temps que l’animal soit directement originaire du monde des morts. En effet, il suggère à ses amis que le cerf pourrait être son père, James Potter, qui en tant qu’animagus était capable de se métamorphoser. Il s’avérera que l’apparition était en réalité le patronus d’Harry lui-même, dédoublé grâce à un voyage dans le temps. Reste que le cerf en question ne trahit en aucune façon le symbolisme qui lui est associé ; il connecte effectivement les mondes entre eux, permet la jonction entre deux dimensions temporelles divergentes.

Sans revenir sur les divers patronus produits par Harry dans les tomes intermédiaires, penchons-nous maintenant sur le dernier livre, au sein duquel a lieu la deuxième rencontre cruciale d’un cerf blanc mystérieux. Harry, accompagné de Ron et d’Hermione, est alors à la recherche des horcruxes, c’est-à-dire des objets accueillant un fragment de l’âme de Voldemort. Montant la garde devant la tente au cœur d’une soirée hivernale, il fait face à un phénomène pour le moins troublant : il distingue d’abord une lumière entre les arbres, avant de s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’ « une biche blanche argentée, brillante comme la lune et éblouissante »[xxi]. Tout semble alors indiquer une apparition fantomatique, depuis l’heure de sa survenue jusqu’à la description de l’animal, d’une pâleur surnaturelle et ne laissant aucune trace sur la neige. La biche le mène finalement à un étang au fond duquel il trouve l’épée de Gryffondor. Bien sûr, le trio s’interroge sur cet étrange évènement… et comme dans l’exemple précédent, ils émettent dans un premier temps l’hypothèse que ce cerf puisse être une manifestation post-mortem. En effet, ils suggèrent que cette biche pourrait avoir été envoyée par Dumbledore en personne, et ce en dépit du fait que celui-ci soit mort depuis déjà plusieurs mois… Ainsi, le cerf aurait joué son rôle symbolique de passeur entre les mondes, d’intermédiaire avec l’au-delà. Toutefois, le lecteur apprendra finalement que la biche n’était une fois encore qu’un patronus : celui de Severus Rogue qui cherchait à les aider sans être découvert. Quoi qu’il en soit, le cerf apparait bel et bien comme l’expression des dimensions cachées, d’autant plus quand il adopte un pelage pâle le faisant ressembler à un spectre errant sur la Terre.

L’apparition du cerf blanc dans le film « Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban ». 2004.

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Au terme de ce petit tour d’horizon, nous constatons donc que le caractère psychopompe du cerf est largement répandu et intemporel. Depuis les anciens mythes celtiques jusqu’aux films et livres récents, il présente une symbolique cohérente et se voit attribuer des rôles bien définis. Le cerf guide les âmes vers l’Autre Monde, garde la frontière entre la vie et la mort, et plus généralement se rapporte à la notion de passage. Il va de soi que l’exhaustivité est impossible dans le cadre d’un tel sujet, mais j’espère que les exemples évoqués permettront aux lecteurs d’observer le cerf avec un œil différent… ou d’écouter son brame en tenant compte du mystère qui entoure cet animal légendaire, qui a de tout temps fasciné l’homme. Dans ce son guttural et profond, quiconque tend l’oreille peut percevoir les échos de mondes lointains et cachés ; des mondes où il peut arriver aux âmes mortelles de se perdre s’ils se mettent à suivre les empreintes de sabots.

Pablo Behague. « Sous le feuillage des âges ». Octobre 2024.


[i] Auteur inconnu, XVIIe s., Oisín ar Tír na n-Óg.

[ii] Auteur inconnu, XIVe s., Mabinogion, première branche.

[iii] Auteur inconnu, XIIe-XIIIe s., Lai de Tyolet.

[iv] Hubert le Prévost, XVe s., Vie de saint Hubert.

[v] Auteur inconnu, Ve-VIIe s., Vie et Passion de saint Eustache.

[vi] Halfdan Ozurrson, 2018, The Great Hunt: The Historical Perspective and Themes in the Mythology of the White Stag.

[vii] Auteur inconnu, XIIIe s., Le Lancelot – Lancelot-Graal.

[viii] Marie de France, XIIe s., Lai de Graelent.

[ix] George R. R. Martin et Ryan Condal, 2022, House of the Dragon – S.1, E.3.

[x] Florie Maurin, 2022, Cerfs blancs à l’écran : résurgences et reconfigurations d’un motif médiéval dans quelques productions de fantasy.

[xi] Clive Staples Lewis, 1950, The Chronicles of Narnia – The Lion, the Witch and the Wardrobe.

[xii] 2011, The Elder Scrolls V : Skyrim – jeu vidéo.

[xiii] Cindy Cadoret, 2020, La chasse comme rite initiatique dans la mythologie irlandaise : la formation du guerrier et l’action préliminaire à la découverte et à la rencontre surnaturelle.

[xiv] Auteur inconnu, vers le XIe s., Culhwch ac Olwen.

[xv] Auteur inconnu, XIIIe s., L’Estoire de Merlin – Lancelot-Graal.

[xvi] Snorri Sturluson, XIIIe s., Edda en prose.

[xvii] Mathieu Missoffe, 2019, Zone Blanche – S2, E1.

[xviii] Hayao Miyazaki, 1997, Princesse Mononoké.

[xix] Auteur inconnu, Ier s. – IIe s, Bible – Nouveau Testament.

[xx] J.K. Rowling, 1999, Harry Potter and the Prisoner of Azkaban.

[xxi] J.K. Rowling, 2007, Harry Potter and the Deathly Hallows.

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